"Nous voulons présenter la lourdeur sous toutes ses formes." Walter Hoeijmakers (Roadburn)

Début 2020, nous devions publier une interview de Walter Hoeijmakers, cofondateur du festival Roadburn, concernant les nouveautés pour l'édition à venir. Puis le Covid-19 est arrivé et cette interview n'a jamais été publiée pour des raisons évidentes. Même si le Roadburn ne fera son grand retour qu'en 2022 (espérons !), l'équipe s'est adaptée à l'impossibilité d'organiser des concerts en lançant le Roadburn Redux. C'est une version à taille réduite du festival, qui pour une fois, pourra accueillir des fans de toute la planète, depuis le confort de votre canapé et sans ces horribles chevauchements de sets, alias le Syndrome Roadburn. L'affiche est excellente à ce stade, on ne peut donc que vous conseiller d'y jeter un oeil, vous aurez du mal à trouver quelque chose ressemblant plus à un festival underground avant un moment. Même si l'interview date de fin 2019, elle représente toujours la vision que Walter et l'équipe ont pour l'avenir du festival et bon sang, on trépigne déjà d'impatience de retourner à Tilbourg pour le voir de nos yeux ! Nous espérons que cette lecture vous plaira. 



C'est tout simplement un des meilleurs festivals de musique amplifiée au monde. Depuis sa naissance en 1999, le Roadburn s'est rapidement imposé comme un point de rencontre entre passionnés de la scène metal (et consorts) underground. La recette du succès du festival ? Sa programmation pointue, ses concerts spéciaux, ses curateurs et maintenant curatrice, son légendaire complexe de salles 013 avec un son d'excellente facture, et la liste continue. Pourtant, si le Roadburn s'est fait connaître pour sa programmation Doom / Stoner / Sludge, cela fait maintenant plusieurs années qu'ils ne se focalisent plus sur ces groupes, au grand dam des amoureux du riff lourd et gras. Pour son édition 2020, le festival co-fondé par Walter Hoejimakers instaure beaucoup de nouveautés et c'est pour cette raison que nous voulions échanger avec lui, en plus d'évoquer l'histoire et l'évolution de l'évènement, à la table d'un bar du TivoliVredenburg, une autre salle hollandaise réputée située à Utrecht, pendant le festival Le GuessWho? 2019.



Comment perçois-tu l'évolution du Roadburn, du Stoner / Doom /  Psychédélique des débuts vers sa programmation plus éclectique actuelle ? J’imagine que ce changement de direction est dû à l’arrivée du Desertfest ?

Walter : En 1999, nous faisions un travail pionnier avec la scène très dynamique qu’était celle du Stoner de l’époque. Le Roadburn se focalisait surtout sur le Doom et le Stoner. On a toujours voulu être la vitrine de tous ces groupes géniaux et être le fer-de-lance de cette scène underground, on a simplement suivi le changement qui s’est opéré au fil des années. On n’avait aucun plan, on a simplement suivi notre cœur, notre instinct, nos tripes. Dès son arrivée, le Desertfest s’est concentré sur le côté Stoner et Psychédélique. Le Roadburn a toujours été un festival différent. Au fil des années, on a de plus en plus mis en avant la composante artistique de la scène. Aujourd’hui, on veut redéfinir le mot « heavy ». On veut exposer le genre sous toutes ses formes et c’est une démarche très différente d’autres festivals semblables au nôtre. Mais on improvise tout sans modèle et sans idée fixe !

Cette année, le Roadburn travaille avec deux curateurs, une première pour vous. James Kent (Perturbator) et Emma Ruth Rundle sont un peu moins expérimenté.e.s que les précédents programmateurs du Roadburn. Avez-vous cherché à promouvoir une nouvelle génération de musiciens en faisant ce choix ?

Oui, on cherche vraiment à donner une chance à des musiciens plus jeunes. Les curateurs qu’on a choisis auparavant étaient tous fantastiques. Ils ont tous sorti des albums majeurs qui ont été très importants le Roadburn. En fait, ils ont construit les fondations du festival tel qu'il est aujourd'hui. Mais il y a une nouvelle génération, ce sont des jeunes qui ont une conception totalement différente de ce que le Roadburn pourrait être et de ce que « lourd » veut dire. Je les ai choisis car ils créent leur musique en partant d’un autre point de vue, c’est pour ça que je voulais travailler avec des jeunes. J’ai hâte de voir comment ils vont contribuer au festival. Ils ont une énergie nouvelle et une autre vision du festival et… Je suis vraiment impatient !

Depuis quelques années le Roadburn semble vouloir programmer de plus en plus de musiciennes. Cela se reflète aussi dans le fait de choisir Emma Ruth Rundle comme curatrice, la première femme de l’histoire du Roadburn à avoir ce rôle. Est-ce que c’est une volonté du festival de vouloir mettre les femmes en avant ?

Pas intentionnellement. On ne s’est pas posés en se disant : « on a besoin d’un quota d’artistes femmes ! » Ce n’est pas comme ça que ça s’est fait. Ce qui est très frappant, c'est le nombre de femmes parmi les jeunes artistes créatifs. Beaucoup de femmes ont des choses à dire artistiquement et musicalement dans les scènes underground et dans celle du Roadburn. C’est pour ça qu’on a invité beaucoup de femmes cette année, parce qu’elles sont douées en tant qu’artistes. Et on ne pouvait pas ne pas inviter Emma Ruth Rundle, Chelsea Wolfe ou Anna Von Hausswolff en tant que curatrice. On a juste suivi ce qui était intéressant et stimulant, et une grande part de cette musique captivante est produite par des femmes. Elles ont une autre vision de ce que « lourd » veut dire, de ce que le Roadburn peut être. Elles amènent quelque chose de différent au projet, c’est très intéressant de travailler avec elles. Ça a m'inspire et ça inspire le festival. J’en suis très content.

Tu parles beaucoup de redéfinir le terme « lourd » en interview. Quand tu dis « lourd »,  ce n’est pas seulement pour parler de « riff lourd », ça peut aussi être quelque chose qui est lourd en émotions, ou même lourd par l'utilisation d'éléments électroniques, pas juste du metal. Peux-tu nous en dire plus ?

Oui. On s’est concentrés sur les riffs pendant des années. Quand on parle de musique « lourde », on pense souvent aux riffs, à des groupes qui évoquent Black Sabbath ou qui ont été inspirés par Neurosis, ce genre de choses. Puis on a découvert que beaucoup d’artistes sont inspirés par les mêmes groupes que nous au Roadburn, mais qui produisent des formes très différentes de cette « lourdeur ». On voulait aussi leur donner une plateforme où ils pourraient se rencontrer, s’inspirer et apprendre les uns des autres. C’est ce qu’on essaye de faire aujourd'hui. La musique « lourde » n’a pas besoin d’être différente, on veut juste s’assurer que les jeunes d’aujourd'hui s’inspirent de leurs contemporains autant que de leurs prédécesseurs qu’ils admirent. Tout ce qu’on veut, c’est être une plateforme créative et inspirer tous ces musiciens et artistes.

Le Roadburn a de plus en plus de « doubles sets », de « sets spéciaux », de collaborations et de musiques de commande pour le festival. Est-ce votre manière de réagir au fait que les festivals se ressemblent tous de plus en plus ?  

Oui, on a envie de se différencier des festivals du même style, mais aussi des imitateurs qui ne s'en cachent pas. On a envie de créer nos propres groupes, têtes d’affiche et projets spéciaux. On pense que le Roadburn est le miroir de cette communauté underground, où tout le monde veut relever des défis et faire les choses différemment. On veut montrer à ce public des artistes et des groupes qui pourraient être en tête d’affiche. Au Roadburn, on veut leur offrir l’expérience d’une vie. L'013 étant très bien équipée pour mettre en place ce genre de projet, on a commencé à le faire pour se différencier des autres.



Het Patronaat a fermé l’année dernière et depuis on a remarqué que le Roadburn a maintenant deux cœurs : le complexe 013 et le Koepelhal. Est que vous voulez faire comme au Guess Who? à Utrecht, qui est étalé sur toute la ville, ou est-ce que vous préférez vous concentrer sur ces deux cœurs ?

On veut vraiment se concentrer sur ces deux cœurs. On pourrait s’étaler sur Tilburg, mais dans ce cas-là on perdrait les cœurs du Roadburn. Ce sentiment de communauté, ce cœur et cette âme sont primordiaux pour le Roadburn. Étaler le festival sur toute la ville éparpillerait les gens et ça dénaturerait l’évènement. On veut rester avec l'013 d’un côté et le Koepelhal de l’autre et ça ne changera pas.

Vous avez trouvé un remplacement pour la scène de la Het Patronaat ?

Oui, on l’a trouvé, ce sera l'Engine Room dans la Koepelhal. On se projette bien à cet endroit, on a envoyé quelques ingénieurs travailler là-dessus, avec des techniciens son et autres. On est en train de faire les derniers tests.

On a aussi vu quelques concerts au Skatepark du Koepelhal l’année dernière. Penses-tu que ça pourrait devenir une scène permanente du festival ?

Le Skatepark sera de retour cette année, avec une multitude de projets secrets et spéciaux, on a pas mal de choses sur le feu. Mais l’endroit n’est pas fait pour être une scène, c’est un skatepark avant tout, qui est utilisé durant la journée. On ne peut pas en faire une véritable scène, alors on va juste faire une petite scène avec une petite sono, le tout en DIY. On l’utilisera pour les concerts improvisés un peu fous, qu’on n’annoncera qu’à la dernière minute. C'est plus adapté à l'environnement d'un skatepark.

Cette année, vous avez Full Of Hell et Lingua Ignota en résidence artistique. Pour quelles raisons avez-vous fait ce choix ?

On a deux programmateurs, une femme et un homme. Alors on a décidé qu’il y aurait un groupe principal pour chaque programmateur. Et je me suis ensuite dit que c’était une bonne idée d’avoir deux artistes en résidence artistique, une femme et un groupe, et de voir comment ils pourraient collaborer. Alors on a invité Full Of Hell, ce qui a fait qu’on a aussi récupéré Lingua Ignota. Ils se connaissent déjà, donc la collaboration sera facile. C’était très spontané.

L’année dernière, le festival semblait encore plus rempli que d’habitude. Le nombre de festivaliers a beaucoup augmenté ces dernières années ?

Pas tant que ça. Je pense surtout qu’il y avait beaucoup de demande. On a vendu cent billets de plus en 2019 par rapport à 2018. Mais les groupes ne voulaient pas rentrer chez eux ! On s’est retrouvés avec deux cents artistes qui ne voulaient pas partir, alors on leur a proposé de rester ! C’est pour ça qu’il y avait un peu plus de monde qu’à l’habitude. Je ne veux pas dire non aux groupes. On a presque atteint la capacité maximale du festival, on ne peut pas vraiment faire plus. Il y a aussi beaucoup de gens qui voulaient voir les mêmes groupes en 2019. C’était un peu bizarre.

Je pense que certains concerts étaient très exclusifs, comme le Requiem de Triptykon, ou les deus sets de Sleep.

Il y avait une multitude de projets en même temps, alors tout le monde essayait d’arriver plus tôt. Et puis on a parfois des groupes qui arrivent avec 20, 25 personnes avec eux. Mais tout s’est bien passé. Par contre, comme Het Patronaat ne pouvait accueillir que 600 personnes, on s’est retrouvés avec de longues files d’attente. On est donc très content d’avoir l'Engine Room comme scène de remplacement, avec une capacité de 1000/1200 personnes. Espérons que ça évitera les files d’attente.

Les fans ne sont pas les seuls à aimer le Roadburn, les artistes aussi, car ils savent qu’ils vont jouer dans de bonnes conditions ici. Est-ce que vous portez une attention particulière à l’aspect technique des concerts ?,

C’est l’aspect le plus important du Roadburn. Comme je l’ai toujours dit : ce sont les groupes et les artistes qui font le Roadburn. Le festival est construit autour des concerts, alors on doit avoir les meilleures conditions de production possible, avec une régie au top, etc. On veut que les groupes soient à l’aise, donc on s’occupe très bien d’eux. Grâce à ça, les groupes sont dans leurs meilleurs conditions et sont prêts à donner le maximum sur scène, parfois jusqu'à faire des performances spéciales. Ça se ressent aussi du côté festivalier, ils voient ces groupes jouer dans les meilleures conditions et ils en ressortent avec une très bonne expérience. C’est cet échange d’énergies qui rend le Roadburn unique. Mais encore une fois, tout vient des groupes.

Les visuels élaborés du festival, comme ses affiches, ou les visuels projetés sur les scènes sont aussi une fierté du Roadburn. Pensez-vous que ces éléments-là rendent les concerts encore plus appréciables ?

On essaye vraiment de mettre l’accent sur le concert, et son ambiance. Dès la première itération, les visuels ont eu une importance au Roadburn. On a des artistes de profession dans la petite équipe du Roadburn, c’est leur travail. Le festival est leur plateforme d’expression et ils renforcent d’autant plus l’ambiance du Roadburn, c’est un aspect que j’adore. Ce n’est plus quelque chose de nouveau maintenant, mais quand on regarde la scène "dance", ou les performances de groupes comme Tool, on voit bien que ces visuels apportent quelque chose en plus. Ces visuels rappellent les débuts très DIY du Roadburn à nos yeux. Je veux garder cet aspect-là parce que ça contribue énormément à l’expérience, enfin je l'espère ! (rires)


Le Requiem de Triptykon, une commande interprétée au Roadburn 2019

Le festival organise aussi des projections de documentaires, des rencontres avec les artistes, des conférences, des dégustations de bière… allez-vous continuer à développer ces aspects-là, en projetant des films, par exemple ?

Très bonne question ! On ne sait pas encore, c’est quelque chose d’assez difficile. Becky Laverty s’occupe de ce programme secondaire, elle fait vraiment un boulot extraordinaire ! Ce programme est là pour les gens qui ne veulent pas forcément voir tous les groupes, pour qu’ils puissent profiter du festival autrement. On a aussi pas mal de rencontres avec les artistes ayant en lien avec l'industrie musicale, parce qu’il y a beaucoup de professionnels qui viennent au Roadburn. Au sujet des dégustations de bière, j’ai remarqué que le monde de la bière artisanale (« craft beer ») et des micro-brasseries est fortement lié à cette scène underground, même si je ne bois pas d’alcool personnellement. C’est pour ça qu’on a un bar à bières artisanales et des séances de dégustation. Les gens adorent ça et on cherche toujours à offrir plus qu’un simple festival de musique aux participants du Roadburn.

Quelle est ta vision de la scène néerlandaise ? Puisque vous avez demandé à des groupes néerlandais d’écrire la pièce Maalstroom et dédié toute une scène à ces artistes en 2019, j’en déduis que tu dois la trouver excellente.

Tout le monde sait que j’adore la scène Black Metal islandaise, j’ai beaucoup voyagé là-bas pour voir ce qu’il s’y faisait. Mais on assiste à quelque chose de très intéressant aux Pays-Bas. On commence à remarquer que certaines mouvances du Black Metal local sont en train de redéfinir le genre. Au fil de mes voyages, je me suis rendu compte que les gens appréciaient beaucoup ces artistes de Black Metal néerlandais, et il se trouve que je connais la plupart d'entre eux. Un soir, on s’est assis avec tous les musiciens clés de ces groupes et on leur a demandé : « Et si on faisait toute une journée dédiée à 5 ou 6 des meilleurs groupes de Black Metal néerlandais ? On vous commanderait aussi une œuvre afin que vous puissiez investir la scène de façon créative et artistique ». Ils ont accepté et ont fait un travail incroyable. De nouveaux groupes ont même été formés suite à ce projet Maalstrom. Je pense que toutes ces personnes sont très amies, elles font de la musique ensemble de façon régulière dans chacun de leur groupe. Elles ont pu jouer dans des bars ou des scènes fermées, mais elles n’ont pas souvent joué en dehors de leurs groupes respectifs. Maalstrom a créé de nouvelles amitiés et collaborations, on peut même dire que le projet a rassemblé toute cette scène et c’était ça l’idée, j’en suis très fier. Encore une fois, c’était une scène déjà très cohérente à la base.

Dans tes interviews, une question revient souvent : « Quel genre de groupe programmez-vous au Roadburn ? ». Mais j’aimerais inverser la question : « Quels groupes ne programmeriez-vous pas au Roadburn ? ».

Pas facile comme question ! Certains groupes sont simplement trop importants ! On nous demande souvent de programmer King Crimson, Dead Can Dance ou même Tool. Mais ces groupes sont beaucoup trop gros pour le Roadburn, surtout en matière de production. Tool évolue dans sa propre division, totalement en dehors de ce qu’on peut faire. Et on n'est tout simplement pas équipés pour accueillir des groupes comme Dead Can Dance ou King Crimson. C’est difficile d’expliquer pourquoi. Ces groupes ne sont pas dans leur environnement naturel en festival. C’est sûrement aussi pour ça qu’ils jouent avant tout dans de belles salles où le public est assis.

Je ne sais pas si c’est le cas aux Pays-Bas, mais en France, on voit d’énormes sociétés comme Live Nation, aux pratiques flirtant avec l’illégalité, s'immiscer dans cette scène underground et organiser des concerts, tournées et festivals. Ces sociétés travaillent avec des groupes comme Deafheaven, Mastodon, ConvergeParadise Lost et bien d’autres. Pensez-vous qu’elles puissent avoir un impact négatif sur la scène ?

Non je ne pense pas. Certains groupes veulent grandir et avoir encore plus de notoriété, et c’est avec ce genre de sociétés qu’ils peuvent le faire. Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose. Par contre, je refuse que ces sociétés soient impliquées dans le Roadburn. Ça pourrait affecter ce côté underground, cette approche DIY qu’on a. Je sais bien que quand des groupes atteignent le sommet dans la scène underground et qu’ils veulent se développer, ils ont besoin de travailler avec ces bookers et sociétés pour programmer des tournées et autres. Mais nous, on a besoin de rester à un certain niveau et on ne veut surtout pas être corrompu par ces gros dollars. Je me battrai jusqu’au bout pour que ça n'atteigne jamais le Roadburn. Si un jour, le festival est repris par ces grosses entreprises, je partirai immédiatement. Ce n’est juste pas pour moi. [sourire]

Metalorgie Team (Février 2021)

Photo de Walter par Falk-Hagen Bernshausen

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