Frank Turner le Trabendo (Paris), le 7 novembre 2018

À quelques minutes de son concert au Trabendo, nous avons pu rencontrer Frank Turner et lui poser quelques questions en prenant appui sur des paroles de ses chansons, et pas que de ses dernières chansons ! Mais pour la forme, il fallait bien commencer par son dernier album en date, Be More Kind.


"Be More Kind" : avais-tu trouvé le titre de l’album en premier et les autres chansons sont venues ensuite ou c’était plutôt le contraire ?

La chanson m’est venue en premier et le reste de l’album ensuite. Le titre de la chanson Be More Kind fait référence à un poème de Clive James, mon écrivain préféré. Il a écrit cette phrase dans un autre contexte que moi, vu qu’il est malade en phase terminale et c’est très triste. Il écrit sur le fait d’arriver en fin de vie et de faire le point en se demandant ce qu’il aurait pu faire différemment. Et je me suis dit que ce conseil était bon à prendre. J’ai donc écrit la chanson, et je me suis dit que j’avais trouvé une perspective autour de laquelle je pouvais construire l’album. J’essaie de ne pas me forcer à écrire, j’aime le faire quand les idées arrivent, mais si l’idée est là et permet d’orienter le reste, je le fais.

Extrait du poème de Clive James :
‘But are they lessons, all these things I learn
Through being so far gone in my decline?’
‘…I should have been more kind. It is my fate
To find this out, but find it out too late.’


"Life is too short to live without poetry" : Quels sont tes auteurs et poètes préférés, en dehors de Clive James ?

TS EliotWH AudenJohn BetjemanSylvia PlathTed Heath. Par contre, je pense quand même qu’écrire de la poésie et écrire des chansons n’est pas le même exercice. Mes paroliers préférés sont ceux dont le texte survit sans la musique comme John K. SamsonAdam Duritz et Leonard Cohen. En fait, Cohen c’est difficile car, il est un peu trop intelligent ! C’est un peu comme regarder directement le soleil, il ne faut pas le faire, c’est dangereux. Quand j’écoute des morceaux de John K. Samson, je me dis ' "Ouais, c’est chouette, je veux écrire des chansons comme ça !" Mais avec Cohen je me dis "oh la la, non, je veux plus jamais écrire..." (il prend un air de chien battu) parce qu’il est trop bon! Pour moi, c’est le meilleur.

"The Road": comment tu gères ? C’est pas trop répétitif ?

Non ! Certains aspects le sont, mais de façon générale, c’est tous les jours différent. Mais c’est pour tout le monde pareil, dans chaque type de vie il y a un aspect répétitif. Moi je ne vais pas au bureau tous les jours, mais je vais au soundcheck tous les jours ! Et ce que j’aime quand je suis en tournée, c’est le fait que chaque jour, je recommence à zéro et je peux m’améliorer. Par exemple, on a joué à Stuttgart il y a quelques jours, et c’était tout pourri, j’ai merdé. J’avais plein de problèmes techniques et je n’ai pas bien géré, j’étais énervé. Mais le truc cool c’est que le lendemain, il y avait un autre concert où j’ai pu faire mieux.

"I’m going nowhere" : est-ce que ça veut dire que tu as fini de rouler ta bosse sur les routes ?

Ah ah ! Non, pas du tout, c’est plus pour ma partenaire, qui va arriver dans peu de temps d’ailleurs. Going nowhere, c’est une chanson qui rappelle celle de Therapy?, D’ailleurs désolé Andy, je t’ai volé le titre ! Je l’ai écrite naturellement, en vingt minutes sur un banc à Bologne devant la salle de concert où on jouait le soir. 

"Love is about all the changes you make and not just three small words" : est-ce que tu crois que tu as réussi, par amour, à faire ces changements ou ces compromis nécessaires dont tu parles ? Et si oui, n’y a-t-il pas le risque de ne plus savoir qui on est en fin de compte ? 

C’est vrai, tu as raison. Après, si tu as décidé de partager ta vie avec une autre personne, il faut faire des concessions. On ne peut pas juste dire « Voilà, c’est moi, je suis comme ça et tu dois l’accepter ! » A l’époque où j’ai écrit cette chanson, j’étais dans une relation qui n’a pas marché, parce que je n’ai pas suivi mes propres conseils. C’est moi le con finalement ! Mais du coup, c’est la chanson Little Changes qui parle vraiment des changements que j’ai dû faire pour que ma nouvelle relation fonctionne. Je m’en suis peut-être rendu compte un peu tard, à 35-36 ans, mais en fait ce qui fait qu’une relation marche, c’est le fait qu’on doit y travailler. On doit s’y investir. C’est pas un truc qui arrive comme ça et tout est parfait. Ça n’arrive jamais, ça ! Ça n’arrive que dans les conneries de contes de fées ! Et c’est ces relations là, sur lesquelles il faut travailler, qui comptent finalement.



"the truth is I don't like people all that much" : moi non plus je n’aime pas trop les gens, mais on est un peu obligé de compter sur eux pour nous aider à changer les choses,  non ?

(Rires) En fait, cette phrase est un peu sarcastique, je crois. (il réfléchit) J’aime pas vraiment retirer ce que j’ai pu dire dans le passé, je trouve ça bête, mais je ne crois pas que cette phrase soit vraie. En fait j’aime les gens ! Certaines personnes disent souvent « les êtres humains sont le cancer de cette planète. » J’ai envie de leur dire : « Mais ta g…, tu es un être humain ! », tu comprends ? Je crois que la meilleure ressource que l’on a autour de nous ce sont les gens, justement. Et les gens vont réussir à trouver des moyens de résoudre les problèmes que l’on a et d’améliorer les choses. D’un point de vue historique, on ne s’en sort pas si mal. On vit plus vieux qu’auparavant, par exemple. Bon, le réchauffement climatique, c’est un énorme problème, c’est vrai, mais je suis optimiste. Les gens vont trouver une solution pour que les choses aillent mieux.

Dans Four Simple Words, tu détailles la chorégraphie "put your hands on your hips, put your knees in tight"  et c'est tout. Mais où est donc passé le "pelvic thrust that really drives you insane" ? (NB : référence aux paroles de Time Warp dans la comédie musicale The Rocky Horror Picture Show)

(rires) Bien vu ! Il est quelque part ce mouvement du bassin. En fait, je ne voulais pas voler trop de paroles de la même chanson d’un coup ! Mais c’est rigolo que tu mentionnes cette phrase car tous les soirs, je me dis qu’il y a un truc qui ne va pas entre les paroles et ce que je demande aux gens de faire. Je chante « mettez vos mains sur vos hanches », et après je me mets à taper dans mes mains ! Du coup les gens sont tout perdus ! « Mais où je mets mes mains en fait ? » (rires)

"Worst things have happened to me" : est-ce que c’est difficile pour toi de chanter ces chansons énervées maintenant que tu n’es plus aussi en colère, et même, si j’ose le dire, heureux ?

Je suis plus heureux dans ma vie privée oui, mais sur scène je joue un rôle, et c’est assez facile pour moi d’incarner la personne que j’étais quand j’ai écrit ces chansons. Et même si je ne suis plus cette personne, la chanson ne change pas. En fait, si un peu, quand j’y pense. Love, Ire and Song ne veut plus dire la même chose maintenant qu’à l’époque où je l’ai écrite mais elle reste très importante. I am Disappeared, aussi, je sais toujours pas exactement ce que cette chanson veut dire vraiment, et j’aime ça en fait, même si ça me perturbe un peu. Mais c’est bon signe en même temps, ça veut dire qu’elle est multi-facettes, compliquée. Les gens parfois me demandent ce que veut dire telle ou telle chanson, et je ne peux pas répondre. Elles veulent dire ce que celui ou celle qui l’écoute y voit et comprend. Je n’aime pas trop écouter les auteurs qui expliquent leurs œuvres, c’est bizarre. Les gens interprètent à leur manière, c’est tout.

J’arrête tout alors ? (rires)

(rires) Non ! C’est fun !

"Get it right", "people having conversations instead of looking at their tiny screens" : Comme je te comprends ! Tu n’as pas l’impression d’être dans un film de zombies parfois, avec tous ces gens qui fixent leur téléphone en avançant sans regarder les gens ?

Si carrément ! Après, j’avoue, dans tout l’album je donne de bons conseils que moi-même je ne suis pas toujours ! Je passe beaucoup trop de temps sur mon téléphone moi aussi, et je devrais être plus gentil (référence à « Be More Kind »), etc. Je n’essaie pas d’être moralisateur non plus. Mais je pense quand même que les réseaux sociaux ne sont pas vraiment un problème, ça ne sert à rien de dire ça parce que de toute façon ça existe. Mais Internet est un outil, et il peut être bien ou mal utilisé. Il accélère tout, et là je pense qu’on a pas encore réussi à trouver comment utiliser les réseaux sociaux de façon constructive.

"Not everyone can be Freddie Mercury" : tu as vu le biopic Bohemian Rhapsody ?

Non pas encore mais j’ai très envie de le voir, il est sur ma liste ! Hier, on était en Suisse et j’ai essayé de trouver le temps d’aller à Montreux, parce qu’on n’était qu’à une vingtaine de kilomètres. Mais se taper ça à pied quand t’es en tournée, c’est un peu dur, et les taxis sont super chers en Suisse, donc je n’y suis pas allé.

"Put on your brave face" est devenu ma devise . Quelle est la tienne ?

Ma devise ? (rires) Je sais pas. Je crois que le meilleur conseil qu’on m’ait donné, c’est mon ami Josh qui me l’a donné, celui pour qui j’ai écrit Song for Josh, car il s’est suicidé malheureusement. Il me disait « Sors toi la tête du cul ! » Donc, je me dis que du moment que je n’ai pas la tête dans le cul, tout va bien !

J’aurais cru que ta devise était "Always take the stage like it’s the last night of your life".

Oui, ça aurait pu être ça aussi ! J’y pense parfois, je me dis « tiens, c’est peut-être la dernière fois que je joue ce morceau, est-ce que je lui ai rendu justice ? » et ça pourrait être vrai, on sait jamais, touchons du bois, mais on roule en bus tous les soirs, on ne sait pas ce qui pourrait arriver !

"Who’d have thought, that after all, it was rock’n roll !"
En 2018, cela devient difficile d’y croire encore. En France, en tout cas, on a un peu l’impression que le rock est mort. Comment tu perçois ton public français, comparé au public anglais ou américain ?

On a passé moins de temps en France et j’en suis désolée. J’aimerais beaucoup rester plus longtemps, j’adore être ici. Je pourrais améliorer mon français ! Je chante une chanson en français ce soir (Eulogy, rebaptisée « Froology » pour l’occasion, ndlr). Je ne peux rien dire sur l’état de la scène rock française parce que j’en sais rien, mais au Royaume-Uni, y a toujours un vieux connard en perfecto pour gueuler "Ouais, le punk est mort !" ou "le rock est mort !". Mais en fait, c’est juste qu’ils savent pas où ça se passe maintenant ! Je discutais avec un mec qui me disait que Camden était mort, niveau rock. Je lui ai répondu « Mais pourquoi tu cherches le rock à Camden ? C’était il y a 40 ans ! » Maintenant, y a d’autres quartiers, comme Shadwell, dans le sud est de Londres où on trouve une scène punk. Ça bouge tout le temps ! C’est dommage si tu n’es pas au courant mais clame pas pour autant que tout est mort ! Je ne sais pas pour Paris, mais peut-être que le rock est ici ce soir ! Je l’espère en tout cas.
Tous les jours, y a tellement de nouvelles musiques qui se créent que c’en est flippant, car ça devient physiquement impossible d’écouter tout ce qui se fait en ce moment en plus de ce qui s’est fait dans le passé ! Mais en même temps, ça me rend optimiste. J’en ai un peu marre des gens qui passent leur temps à détester et critiquer des groupes. Je vais faire le grincheux un peu là. Par exemple, je n’aime pas du tout la musique de Kasabian, mais ils rendent leurs fans heureux donc j’espère qu’ils continueront à faire de la musique longtemps. Il faut arrêter de gaspiller de l’énergie à s’énerver pour des choses qu’on aime pas. Si tu n’aimes pas, tu passes à autre chose ! Pareil pour les Red Hot Chili Peppers, je les déteste, mais pareil, ils rendent leurs fans heureux alors longue vie à eux ! Y en a pour tous les goûts, donc si tu n’aimes pas, va écouter autre chose !
Je suis en train de lire un livre sur l’histoire de la musique country, et à chaque page, je découvre 15 groupes dont je n’ai jamais entendu parler. Ca s’appelle Country Music USA. Et en lisant, je suis aussi sur Youtube pour essayer d’écouter quelques un des groupes, mais ça me prendrait un an pour lire ce bouquin si je le faisais pour tous ! Là j’ai lu 100 pages et je suis obsédé par Uncle Dave Macon, dont je n’avais jamais entendu parler, et maintenant j’écoute tous ses disques. Doc Watson aussi, j’écoute tout ces trucs là ! Il y a tellement de bonne musique. Ecoutez PUP aussi, ils sont géniaux !

Ok, j’ai terminé ! (il regarde la veste à patchs de Grum Lee qui m'accompagne)

J’adore ta veste au fait !

Tu écoutes toujours du Metal ?

Oui ! Mais je suis un peu à la bourre, je ne suis plus les nouveautés mais je fais attention à ce que font Converge et Every Time I Die. J’écoute pas mal de Death Metal en ce moment, comme Cannibal Corpse. Je les écoutais pas mal quand j’étais jeune déjà, ça faisait un bail que je les avais pas écoutés et là ça m’a pris, j’ai eu envie de les écouter à nouveau.


Cadjoleene (Novembre 2018)


Crédit photos : Florian DENIS (site web // facebook)

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Commentaires

Mikael-Le Mardi 20 novembre 2018 à 13H46

Super interview, ça change des questions classiques !