"Je ne suis pas certain de pouvoir faire un album conceptuel qui soit meilleur que Hand Cannot Erase."
Multifacette, Steven Wilson l'est assurément, à commencer par son dernier album solo To The Bone, résolument plus pop que ses prédécesseurs. Cette interview était donc l'occasion de revenir sur la composition du disque et la carrière de l'anglais, sur laquelle il a toujours des choses intéressantes à dire.
Pour commencer, nous avons une requête particulière : un musicien que nous connaissons a un side project Hip-Hop qui s'appelle Armunzen, et il a composé une chanson en utilisant un sample de ta chanson Ancestral en instrumental. Ca te dirait de l'écouter et nous donner ton avis ?
Eh bien oui, pourquoi pas ! C'est intéressant.
(Nous écoutons)
Alors, qu'en penses-tu ?
C'est super cool, vraiment ! Ca sonne bien ! Evidemment, je ne peux pas comprendre les paroles en français mais je suis un gros fan des musiques qui s'affranchissent des barrières génériques. Je crois que le futur de la musique sera fait par les gens qui combinent les styles musicaux qui leur parlent et qui ne se soucient pas de savoir si ça pourra se placer sur un marché particulier ou dans un certain genre. Aujourd'hui, nous atteignons un point où il y a trop de musique générique, que ce soit du Metal, de la Pop, de la Country ou R&B. J'ai beaucoup de réserves par rapport à internet, mais l'un de ses aspects positifs est que ça expose les jeunes ou les gens qui découvrent la musique à une palette complète de styles de musique qu'on peut y trouver. Le vocabulaire musical global est en train de changer en ce moment pour les jeunes, ils ne pensent plus : "Oh, je veux former un groupe de Metal" parce que le monde n'a pas besoin de plus de groupes de Metal ! Par exemple, ce que tu m'as fait écouter : le mec a un groupe de Metal Progressif et il fait aussi du Hip-Hop. Je crois que c'est l'avenir. Sans ça, il n'y aura vraiment plus de nécessité que des gens continuent de faire de la musique, il y en a déjà trop !
Il y a dix ans, tu as sorti un album qui s'appelle Fear Of A Blank Planet, dont le titre est donc un clin d’œil à Public Enemy. Est-ce que tu t'intéresses toujours au Hip-Hop, au moins autant qu'à l'époque ?
Non, pas autant. Il y eu une période où le Hip-Hop était vraiment intéressant pour moi, à la fin des années 80 et au début des années 90, il y avait toute une génération de Hip-Hop dont tu ne pourras pas te souvenir parce que tu es trop jeune ! (rires) Cette génération ne se concentrait pas autant sur la misogynie et la violence, mais plus sur la vie qui s'affirme avec des groupes comme De La Soul, A Tribe Called Quest, Jungle Brothers... Et beaucoup de musique est née de ça et s'est mélangée pour donner naissance à d'autres formes de musique comme le Trip-Hop par exemple : Massive Attack, Portishead, ce genre de groupes. C'était vraiment une époque unique pour le Hip-Hop, alors que de nos jours, comme je le disais plus tôt : le problème qui touche beaucoup le genre de nos jour est une accumulation de disques qui sonnent exactement pareils. C'est devenu un genre en soi. Aujourd'hui, une majorité de ce qui en sort sonne comme un recyclage d'idées déjà utilisées. Ceci étant dit, il y a quand même des gens intéressants, comme Kendrick Lamar, qui mélange ce qu'il fait avec du Jazz ou autre. Encore une fois : c'est en fusionnant, en créant de nouveaux hybrides qu'on pourra s'en sortir.
Quand Gavin Harrison a intégré Porcupine Tree, le groupe est devenu plus Metal, avec notamment une nette influence de Meshuggah sur les riffs, qu'on peut sentir encore maintenant sur des riffs comme Home Invasion. Es-tu d'accord ?
C'est vrai que j'étais un gros fan de Meshuggah à cette époque et je crois vraiment que ça m'a influencé. Il y a aussi la collaboration avec Opeth. Tout ça a fait que j'étais immergé dans le Metal. Malheureusement, j'ai tendance à souvent changer, je me mets à écouter un type de musique, puis je passe à autre chose. Mais tout ça se filtre dans ce que je fais. A l'époque, j'écoutais donc beaucoup Meshuggah et aussi ce que faisait Mickael avec Opeth et c'est devenu une part importante de mon vocabulaire musical. Je crois qu'une fois que quelque chose s'imprègne comme ça en toi, elle ne disparaît jamais complètement. Donc pour Home Invasion, ce n'était pas conscient. Honnêtement, ça fait longtemps que je n'ai pas écouté ce genre de musique. C'est comme Pink Floyd : les gens évoquent beaucoup ce groupe quand ils parlent de ma musique et moi-même je les cite souvent quand j'en parle. Pourtant, je n'ai pas écouté Pink Floyd depuis à peu près vingt ans. Mais ça ne change rien, je les ai tellement écouté quand j'étais enfant que c'est devenu mon adn musical. Peu importe ce que je fais, les gens vont y entendre cette influence. Et je pense que c'est la même chose avec mon immersion dans le Metal, et ça ne disparaîtra jamais complètement.
Je crois qu'il est temps de parler de Permanating. J'étais à ton concert en mars 2018 et avant de la jouer, tu as dit qu'une partie de tes fans ne l'aiment pas par principe, parce qu'ils trouvent que c'est de la Pop. Mais je pense qu'on peut voir la chose autrement : la Pop a toujours fait partie de ton son et on peut l'entendre sur Lightbulb Sun, ou des chansons comme Postcard ou Lazarus et...
Ou Hand Cannot Erase. Tu as raison, toutes ces chansons sont Pop. Mais il y a une différence : Permanating est joyeuse. Et ces autres chansons sont assez sombres et gardent un lien fort avec l'image qu'on se fait du Rock. Permanating est de la pure Pop enjouée et je crois que ça a dérangé certaines personnes, comme je m'y attendais. Mais si tu étais à ce concert, tu sais aussi que c'est la chanson qui a eu le plus de succès auprès du public. Je le dis, parce que c'est toujours le cas chaque soir.
Oui, parce que tu leur demandes de se lever et de danser !
(un peu gêné) Non vraiment, c'est celle qui a le plus de succès. Je crois que c'est aussi parce que le public réagit à la joie que véhicule cette chanson. J'adore ça et c'est vraiment devenu une chanson importante pour moi sur ce cycle d'album, parce que ça a ouvert des portes en terme de visibilité mainstream. Ce n'est pas pour ça que je l'ai écrit ! Les gens disent "Oh, il composé ça pour passer à la radio !", j'ai composé cette chanson parce que j'ai naturellement évolué. On parlait d'adn musical : Abba en fait partie, mes parents écoutaient leur Greatest Hits très régulièrement quand j'étais enfant. Je crois que Permanating vient de là. Un autre point qui, à mon avis, a rendu Permanating si choquant pour mon public est le fait que les deux précédents albums étaient fortement ancrés dans la tradition du Rock conceptuel. En général, tes albums précédents ont tendance à formater les attentes de ton public pour ton prochain disque. Lightbulb Sun, Blackfield ou No Man sont des projets Pop, mais les gens m'avaient définis en fonction des albums Hand Cannot Erase et The Raven That Refused To Sing. Les fans ont la mémoire courte ! Et ils seront sans doute choqués si le prochain album ne sonne pas comme Permanating.
Est-ce que tu vas la jouer demain au Hellfest ?
Non ! (rires) J'y ai pas mal réfléchi. La première chose, c'est que je n'ai qu'une heure de set, alors que j'ai normalement 2h45. Je dois donc couper 2/3 de set. Honnêtement, j'y ai pensé, en me disant qu'ils allaient peut être adorer. Mais non, je vais me concentrer sur mon répertoire plus lourd.
Récemment, King Crimson a annoncé qu'ils avaient annulé leur plan de faire une tournée pour l'anniversaire de la formation du groupe, parce que le Brexit rendait trop incertaines et complexes les formalités pour les visas nécessaires aux musiciens non européens. Est-ce que tu es confronté aux mêmes difficultés ?
Non, pas que je sache, et ça m'étonne vraiment qu'ils aient dit ça. Peut être qu'une réglementation va changer et rendre ça plus difficile après le Brexit, parce qu'il n'a pas encore été acté légalement. Dans ce cas là, ils sont au courant de quelque chose dont je ne le suis pas. Honnêtement je ne sais pas avec précision ce que le Brexit va changer sur ce plan. Bon ok, j'ai bien sûr des membres et techniciens américains avec moi. C'est un peu inquiétant si ça arrive.
Est-ce que tu aurais des nouvelles concernant la sortie d'un autre album de Storm Corrosion.
Je ne sais même pas si ça se fera. J'adorerais refaire quelque chose avec Mike, mais rien n'est prévu actuellement. Je ne peux rien te dire de concret là-dessus. Je crois que l'envie de le faire est là pour nous deux.
Qu'écoutes-tu en ce moment ?
Pas mal de musique américaine, je trouve qu'une bonne part de la musique intéressante vient des Etats-Unis de nos jours. Il y a un groupe que j'adore qui s'appelle Loma, leur premier album est vraiment étourdissant de beauté. J'aime beaucoup le dernier The War On Drugs, le dernier Cigarettes After Sex même si le nom du groupe est vraiment pas terrible ! (rires) Ca me rappelle les trucs que j'écoutais étant gamin comme le Shoegaze, mais avec aussi beaucoup plus de mélodie. Je crois qu'on a fait le tour, c'est étonnant parce que j'ai cru pendant des années que je n'aimais pas la musique américaine.
Est-ce que tu as en stock des chansons de sessions précédentes que tu aurais envie de sortir, un peu comme ce que tu avais fait sur l'ep 4½?
Il y a une chanson des sessions de To The Bone que j'aime beaucoup et qui est sortie pour le Record Store Day. Elle s'appelle How Big The Space. Je crois que c'est vraiment la seule chanson finalisée qui me reste de ces sessions. Le prochain album sera encore assez différent du précédent. car parfois, quand il me reste des chansons, elles servent de base pour le prochain album. Par exemple, quand j'ai terminé Raven That Refused To Sing, il me restait cette chanson qui est devenue Three Years Older. Cette fois, je crois que je vais couper tout lien et commencer sur une page blanche et les idées non finalisées le resteront. Ceci étant dit, cela pourrait changer un jour. Avec ma carrière commencée il y a 25 ans, j'ai pas mal de disques avec je ne sais combien de chansons dessus et il y a de quoi faire une sélection de morceaux inédits qui serait intéressante. Il y a des trucs qui remontent aux débuts de No Man, Porcupine Tree, Blackfield, qui ont été composés mais jamais terminés ou enregistrés. Un jour je vais sans doute compiler tout ça. Je ne dis pas que ce sont de bons morceaux, hein ! (rires) Mais les fans aiment ça, je le sais parce que j'en suis un moi-même et certains aiment écouter les b-sides, les chansons qui n'ont pas été sélectionnées pour les albums.
Tu nous a dit avoir quelques réserves à propos d'Internet et justement, l'un de ses plus grands défauts est qu'il permet la diffusion d'informations fausses ou partiellement vraies. Par exemple, pour tout le monde, tu es LE producteur de Blackwater Park d'Opeth. Alors que c'est faux, tu n'as produit que les soli de guitare et les parties vocales, n'est-ce pas ?
Sur Blackwater Park... Quand je suis arrivé, ils avaient enregistré la batterie et la basse. J'ai fait toutes les guitares, les claviers et le chant. (Ndlr : Ce n'est pourtant pas ce que dit Mike dans son journal documentant l'enregistrement de l'album.) J'y suis resté deux semaines. C'est marrant, parce que tout le monde pense que Brian Eno a produit Low et Heroes de David Bowie, alors que c'est Tony Visconti qui l'a fait quand Eno n'était un collaborateur. Donc je vois où tu veux en venir. Si Blackwater Park sonne comme ça, c'est parce que j'étais en studio pendant quelques temps et je me plais à croire que nous avons changé la manière avec laquelle ce type d'albums de Metal pouvaient être faits concernant les niveaux de la production. Et c'est quelque chose que Mike voulait faire dès le départ, donc c'est très possible que quelqu'un d'autre l'aurait fait si je ne m'en étais pas occupé. Mais je crois qu'avec ma contribution, nous avons commencé à essayer des choses qui n'avaient jamais été vraiment faites dans le Metal extrême, notamment le travail sur les guitares, les différentes couches de voix. En tout cas, Opeth ne l'avait jamais fait auparavant. C'est devenu une nouvelle manière de faire du Metal extrême et c'est sans doute ce dont je suis le plus fier. Mais sinon, oui, c'était vraiment une co-production avec Mickael.
Avec To The Bone, tu as utilisé une vaste gamme de matériel que tu n'avais jamais utilisée auparavant, notamment pour les guitares et les amplis. Quel matériel as-tu choisi et pourquoi est-ce que tu as fait ces changements ?
L'élément le plus important est d'abord que je veux que chaque album soit différent. Et l'une des choses que tu peux faire, pour laquelle David Bowie était très bon évidemment, est de changer les gens avec qui tu collabores et ça te fait sonner différemment parce que tu travailles avec d'autres personnes. Sur cet album, j'ai travaillé avec Paul Stacey, qui est lui aussi un producteur. Il a travaillé avec Noel Gallagher, Black Crowes et d'autres musiciens très intéressants. Paul a une collection incroyable de matériel vintage, c'est un vrai puriste du son analogue, ce qui n'est pas mon cas : j'enregistre la plupart des albums que je produis avec des ordinateurs parce que c'est la génération dans laquelle j'ai grandi. A l'époque, les gens commençaient à les utiliser et c'est comme ça que j'ai appris. Cela dit, je n'ai jamais vraiment appris à utiliser l'équipement analogique. C'est très à la mode de nos jours, tout le monde veut utiliser du matos analogique, mais ça implique un certain savoir-faire ou ça va sonner comme de la merde. Paul a dix ans de plus que moi, donc il a connu la toute fin de l'enregistrement analogique, il s'y connaît bien. J'ai campé dans un studio pendant deux mois et ce qu'il y a de sympa quand tu fais un album comme ça, c'est que si quelque chose ne prend pas, que tu ne te sens pas inspiré ou que tu ne trouves pas la bonne direction pour une raison x ou y, tu n'as qu'à regarder autour de toi dans le studio. "C'est quoi ce truc, Paul ?" Et il te sort un clavier vintage, une vieille guitare, une pédale ou un autre instrument qui te permet d'avancer, de retrouver l'inspiration. C'était vraiment magique de pouvoir travailler de cette façon. "Paul, c'est quoi ça ?" "Oh, je ne m'en suis pas servi depuis 1997 ! On n'a qu'à le sortir et l'essayer !" La plupart du temps, pas à chaque fois ceci dit, ça me permettait d'avancer. Ca a été un vrai plaisir de travailler comme ça. Mais je pense que la vraie réponse à ta question est le fait de ne pas refaire le même album en boucle, je n'aime quand un artiste fait ça, même quand je suis fan. Une personne comme Frank Zappa est une vraie inspiration sur ce plan là. En quelque sorte, ça nous renvoie à ce que je disais sur Permanating, je parle de ces artistes vont toujours à l'encontre de ce que leur public attend d'eux. "Si tu crois connaître ce gars, tu te trompes certainement. Ca sera complètement différent sur le prochain album." Travailler avec d'autres collaborateurs est une des choses qui me pousse à le faire.
Il y a donc une part consciente quand tu décides de faire un nouvel album différent.
Oui, mais je ne veux pas que ça sonne comme quelque chose qui soit fait sous une forme de contrainte, genre "Oh, je DOIS faire quelque chose qui change, même si je n'ai pas l'impression d'en avoir envie !". De mon côté, c'est toujours une réelle envie. Si je fais un album, je veux qu'il ait une raison d'être dans mon catalogue. Et il y a l'argument suivant : Je ne suis pas certain de pouvoir faire un album conceptuel qui soit meilleur que Hand Cannot Erase. Donc à quoi bon essayer, autant faire autre chose ! Est-ce que je peux faire un album mélangeant Rock / Metal qui soit meilleur qu'In Absentia ? Je ne pense pas ! Cet album existe, c'est le meilleur que je puisse faire de ce type d'album, pourquoi en faire une autre version ? Et c'est d'ailleurs beaucoup plus facile à faire en tant qu'artiste solo plutôt qu'en étant dans un groupe, même si j'étais le capitaine de ce groupe. C'est tout sauf facile de pousser un groupe dans différentes directions. C'est aussi pour ça que David Bowie a pu faire ce qu'il a entrepris dans sa carrière. Je fais ça parce que je veux que chaque processus de création d'album soit intéressant pour moi. J'ai envie de sentir que j'évolue en tant qu'artiste, faire des choses différentes parce que la vie est trop courte ! J'aime que mon public puisse dire "Oh, cet album sonne comme ci, et celui-ci ressemble à ça" et pas "Cet album est pas mal comme le dernier. Ou, ces quatre disques sont un peu interchangeables". Je préfère : "C'est le disque où il a fait ça et sur celui-là, il a essayer de faire ce truc. Il a peut être échoué, mais il a fait une tentative. ". Ca, ça me plaît !