Geordie Walker, guitariste de Killing Joke (Paris, novembre 2016)

"Les grands soirs, c'est comme si tu étais un instrument joué par le public."

Certains groupes sont des vecteurs de chaos : avec eux, rien ne se passe jamais comme prévu. Voyez-vous, cette interview était initialement prévue avec Big Paul Ferguson. Mais le management avait annulé tous ses créneaux le soir-même, avant le concert de Killing Joke à l'Elysée Montmartre. Finalement, Geordie Walker accepta de parler à Metalorgie. Imaginez-vous en backstage avec Geordie, en présence d'un masseur qui malaxe vigoureusement le dos du bassiste de Death Valley High (la première partie de Killing Joke ce soir-là). Parfois, nous entendons les cris de Jaz, qui s'échauffait la voix dans la pièce d'à côté. En tout cas Geordie avait beaucoup de choses à raconter !




Il paraît que tu as des soucis avec ta main gauche en ce moment ?


Ouais, j'ai vraiment mal et ça me gêne pour jouer. J'ai bien pris le soin de ne pas aller voir un médecin, ça aurait sérieusement menacé la tournée. Mais un ostéopathe m'a dit que je suis passé très près du stade de ne plus pouvoir jouer du tout !

Vraiment ?

Crois-moi, ça ne m'amuse pas. Mais là, ça va. Je me suis shooté à l'ibuprofène avec l'estomac plein tout l'après-midi. Et à la tequila. C'est une solution imparable temporairement, mais je sais que la douleur va revenir demain matin. J'avais des douleurs pendant les balances. Mais le type qui vient de me masser pendant une heure et demi est incroyable. C'est comme si tu avais de l'énergie bloquée, et qu'il la faisait recirculer comme par magie. Enfin bon, tout va bien.

Heureusement que ce n'est pas ta main droite, celle qui tient le mediator.

Ouais mais en fait, c'est pire d'avoir cette main affectée, parce que c'est la main gauche qui a besoin d'être précise et donc d'avoir de la force.

C'est assez ironique d'interviewer Killing Joke aujourd'hui, le jour de l'élection de Donald Trump, et quelques mois après le Brexit, étant donné que vous avez toujours eu une dimension politique dans vos paroles. Historiquement, tu n'as jamais été le plus bavard là-dessus dans le groupe d'ailleurs.

C'est vrai, mais je commence à en parler un peu plus depuis peu. J'ai réfléchi à la récession en me disant "Putain, qu'est-ce qu'il se passe ?" Et je pense qu'une effroyable conspiration s'est mise en place depuis à peu près 1750, mise en place par une secte qui s'appelle The William's Bad Concovalence (NDLR : nous l'avons compris ainsi). Une mafia. Et ils se sont arrangés pour se débarrasser de toute nation forte, toutes les familles royales, etc... Ils tirent les ficelles depuis très longtemps, il n'y a rien de nouveau dans le nouvel ordre mondial. La guerre juste, la dernière putain de guerre juste combattue par les Anglais ? George III était sur le champ de bataille. Quand le roi combat, c'est une guerre juste selon moi. Je viens de regarder la série, en 26 épisodes, ça date de 1964 par la BBC qui s'appelle "La Grande Guerre, ou la première Guerre Mondiale". Quand tu vois ce qui se passait à l'époque, comment tu peux te plaindre aujourd'hui ?? C'était la putain de guerre, un massacre industrialisé ! Deux camps du même héritage génétique qui s'annihilent entre eux. Qui y gagne quelque chose là-dedans, hein, qui ? Il faut se poser la question.  

Beaucoup de gens sont morts.

Combien en France ? 5 millions et demi alors que le pays était à son plus fort potentiel ? Enfin, c'est vraiment compliqué. Plus tu remontes dans le temps, plus tu vois ces choses. Napoléon par exemple a financé la chute de la famille royale française. Donc ça là, Donald Trump ?? Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Il n'a aucun vrai pouvoir ! Ces gens là ne dirigent rien, rien du tout.

Si on remonte dans le temps justement, on peut constater qu'au moment de votre reformation en 2003, vous avez sorti vos albums les plus agressifs. Mais quand Youth et Big Paul sont revenus, votre musique s'est un peu adoucie.

Oui, c'est vrai. Comme je me plais à le dire, il y a une alchimie, une interaction entre nous quatre qui est unique. Et je crois que c'est ça qui touche le public émotionnellement et c'est un peu pour ça qu'ils viennent nous voir. Les soirs où ça se passe bien, ça me fait comme si j'étais à la messe, il n'y a rien de comparable. C'est une putain de communion ! Les grands soirs, c'est comme si tu étais un instrument joué par le public. Tu les laisses te jouer, dans cet endroit précis à l'instant que tu es en train de vivre. C'est ce genre de moments qui rend supportable tout ce qui peut t'arriver de merdique dans ta vie. Je crois que Quincy Jones ou Duke Ellington disait à ce propos "Dieu pourrait bien être dans la salle".



Je me souviens que lorsque vous aviez commencé à travailler sur Pylon, vous aviez pour projet d'écrire un album énorme, qui serait votre meilleur effort à ce jour et...

Ouais bon, tu ne seras pas surpris d'apprendre que c'est Jaz qui a dit ça. [Sourire] Moi, je veux avant tout me surprendre et ne pas faire quelque chose que j'ai déjà fait. Bon, on pourrait dire qu'une ou deux chansons de Pylon sont plus ou moins des réécritures de choses qu'on a déjà faites... Mais je pense qu'on n'arrivera pas à refaire un grand album tant qu'on ne fera pas comme à nos débuts : en l'écrivant à quatre. Pylon a été composé en majorité par Jaz et moi en 80 jours. Ce n'était pas facile, mais depuis que je lui ai trouvé un incroyable prof de chant, ça va mieux. Je lui avais envoyé une vidéo de 2010, et il a pu diagnostiquer ce qui n'allait pas instantanément : "Ah oui, c'est une tension de la partie supérieure du corps. Faites-ci et ça, bla bla. C'est facile à corriger..." Il a passé deux jours avec lui et Jaz chantait comme un oiseau ! C'était préoccupant, parce que sa voix était en train de s'éteindre. Pendant les années 80, le standard était de chanter parfaitement, ligne par ligne, syllabe par syllabe, ce genre de perfection. Duke Ellington disait à ce propos "je préfère écouter du génie brut que de la perfection stérile". C'est ce que je pense, c'est l'émotion qui compte et pas la perfection de la performance. Et tu obtiens ça avec l'effort collectif d'un groupe qui joue dans la même pièce. Par exemple, lorsque nous avons enregistré le premier album, nous jouions ces chansons sur scène depuis un an. Nous sommes juste allés en studio, faire ce que nous faisions d'habitude, afin de graver ça dans le marbre, cette alchimie du moment. Je préfère cette manière, et j'aimerais qu'on y revienne, plutôt que les sessions de copier/coller avec Jaz : je prends la basse "boum boum boum, c'est dans la boîte".

J'ai lu quelque part que tu n'aimais pas la production de Killing Joke 2003 parce qu'elle est trop propre.

Ce n'est pas exactement ça. Ce que j'aurais préféré faire n'a pu être fait que sur une chanson, à savoir une version alternative de Wardance : jouer par dessus les parties que Dave Grohl avait enregistrées, et je peux te dire que ça déboîtait sévèrement ! J'ai vraiment pris mon pied à ce moment là. Mais pour tout le reste de l'album, la batterie a été enregistrée en dernier, ce qui est vraiment une drôle d'idée. Ce qu'il faut savoir, c'est que Dave Grohl a enregistré environ six albums avec divers groupes, sur une période de  deux ans, à cette époque. Et j'ai vu sa technique, parce que crois moi qu'il n'a pas répété toutes les putains de chansons de ces six albums ! D'abord, il fait une prise avec le groove de la chanson et rien de plus, un truc très basique. Et ensuite il rejoue par dessus en se lâchant complètement, comme une tornade ! Et il dit à l'ingé-son de prendre ce qu'il aime. Et c'est ce qu'il a fait sur cet album.

Ca fait 37 ans que tu joues dans Killing Joke. Quel est votre force motrice aujourd’hui ?

Continuer à nous surprendre, sans penser au passé. Ca vaut aussi pour les paroles d’ailleurs. Si tu passes ton temps à dire à quel point le monde est pourri, d’une certaine manière, tu ne fais qu’exacerber la peur, et c’est exactement ce qu’ils veulent : que tu aies peur, que tu sois fatigué, que tu travailles comme un dingue…Il faut essayer faire sortir la pensée des sentiers battus, et je crois que notre dernière tentative à ce sujet est « Autonomous Zone ».

Connais-tu le groupe polonais Behemoth ?

Le nom me dit quelque chose, ouais. Je ne savais pas qu’ils étaient polonais.

Ils ont fait une reprise de Total Invasion, tu l’as déjà entendue ?

Je vais te dire autre chose à propos de cette chanson. Réécoute Total Invasion et écoute Check My Brain d’Alice In Chains juste après. Tu vas être surpris ! [sourire] C’est le même putain de riff ! Mais je devrais le prendre comme un compliment, n’est-ce pas ? D'ailleurs, Chris Cornell de Soundgarden est un gros fan du groupe. Je crois qu’il disait que nous étions la preuve vivante qu’on peut être lourd sans faire du Metal.

JK Broadrick de Godflesh m’a lui-même confessé en interview qu’il vous considérait comme un des groupes les plus importants de l’histoire du Rock n’ Roll ! Mais bon, il n'a jamais caché être un fanboy de Killing Joke.

Aaaaaah ! C’est vraiment trop gentil !

Dernière question. Vous avez fait une de vos premières tournées avec Joy Division, qui est entrée depuis dans la légende depuis. Quels souvenirs en gardes-tu ?

Nous avions eu beaucoup de chance, car nous avions réussi à réunir assez d’argent pour enregistrer et presser notre premier single. 500 exemplaires. Notre management l’a passé à beaucoup de monde, notamment à John Peel. Je ne trouvais personne qui avait une radio, je me suis donc retrouvé dans un supermarché à Earl's Court au moment où son émission était diffusée, à supplier les responsables de changer la fréquence pour mettre la BBC. John Peel a passé les trois putains de chansons du single à la suite ! Au début de l'émission ! J'étais là dans ce supermarché à l'écouter dire "Ca, c'est un groupe plus connu qui a changé de nom. Ce qu'ils font est super !". A partir de là tout a changé. Nous n'avions fait que deux ou trois concerts dans des clubs, et d'un coup, on partait en tournée avec Joy Division. Ils ont laissé notre management s'occuper de la promo et du poster, sur lequel notre nom était aussi gros que le leur ! Nous avons fait cette tournée avec eux, et quelques semaines plus tard, nous l'avons refait en tête d'affiche. Je n'ai jamais vraiment pu parler avec Ian Curtis, j'ai surtout sympathisé avec Hooky, qui est vraiment un mec adorable. Je me souviens d'un concert à High Whicam, où chaque groupe avait sa propre loge, avec un corridor et des toilettes au bout. Notre loge était pleine de monde, on picolait et on faisait la fête. Et là je sors de notre loge pour aller aux toilettes. J'ouvre la porte de leur loge, et je les vois assis tous seuls, le menton dans les mains, pas un bruit... [soupir]

NDLR : Ici se termine l'interview de Metalorgie. Cependant, nous n'étions pas les seuls à interviewer Geordie. Entre chacune de nos questions, un autre confrère d'un média que nous garderons anonyme posait des questions au guitariste de Killing Joke. Son interview n'ayant jamais été publiée, nous vous communiquons ci-dessous les questions posées par le dit confrère, ainsi que les réponses données par le musicien.





Journaliste inconnu : Quand vous avez commencé Killing Joke, je suppose que vous n'imaginiez pas aller aussi loin et faire seize albums ?

Non, jamais de la vie. Je suis même resté dans mon école à Londres un moment pour avoir un diplôme, en plus de candidater pour une formation en architecture. J'ai été mis sur liste d'attente, mais à cause d'une mauvaise note en math, je n'ai pas été pris. Je n'ai pas eu une bonne note en musique non plus d'ailleurs, mais ce n'était pas de ma faute. Je m'en souviens encore, parce que j'étais encore vierge à 17 ans : le jour de mon examen, j'étais dans la salle de Miss Davis dans la section universitaire de mon école. J'étais seul dans la salle avec elle, dans la moiteur de l'été. Et elle était putain de mignonne, mec ! Et j'étais là à sentir son parfum... Je me souviens encore son odeur dans la salle. C'était ma prof d'histoire de la musique, et j'avais de bonnes notes avec elle. Mais quand je me suis retrouvé face à l'examen, j'ai halluciné. Je crois qu'elle n'avait fait qu'un tiers du programme ! Donc j'ai eu une mauvaise note en musique ! Toujours à la même époque, je me souviens aussi de ma première copine sérieuse. Elle était dans la même école que moi à Londres. Et on m'a installé dans le dortoir des filles ! C'était les années 70 très sociales, si tes parents ne gagnaient pas beaucoup d'argent, on te dispensait de payer pas mal de choses ! C'était un bel endroit, il y avait des champignons et de la weed à portée de main. Quelques autres nanas vivaient avec leur petit copain.

Journaliste inconnu : C'est marrant parce que vous étiez un groupe de Punk, mais tu décris un milieu plutôt hippie !

Cette copine était une hardos. Une grande fan de Motörhead, cette 'Trish. C'était une fille bien ! D'ailleurs, 'Trish et moi étions allés voir Van Halen au Raindow en 1979 ou 80.. [NDLR] Et c'était putain de mortel ! Tu penses bien que je ne l'ai jamais dit aux autres, on était en pleine explosion du Punk ! Ils ne l'ont su que très récemment !

Journaliste inconnu : Vous êtes devenus et restez un groupe culte aujourd'hui. Es-tu fier de ça ?

Bof, c'est comme ça on y peut pas grand chose. On pourrait comparer ça au mouvement d'une l'horloge, un échappement. Ca fait un tour complet, et ça recommence. Si c'était parti comme les gens le disaient à l'époque, notre popularité aurait explosé à partir de Fire Dances, et nous serions probablement tous morts aujourd'hui. Je crois que quelqu'un a écrit un livre chez Rolling Stone qui s'appelle "Ces groupes qui auraient du gagner des millions", et nous sommes au chapitre 5 ! Si c'était arrivé, nous serions tous morts à cause de l'alcool, la drogue, accident de voiture... Mais je suis très honoré qu'il y ait toujours des gens qui soient prêts à payer pour voir nos gueules en concert. C'est génial !

Journaliste inconnu : Au début du groupe vous étiez axé Post-Punk. Et en 1985, vous sortez Love Like Blood qui est devenu un gros tube. Etiez-vous surpris de ce succès ?

C'était accidentel. Jaz ne voulait pas mettre cette chanson sur l'album. Il la trouvait trop commerciale. Quand nous nous retrouvions, la seule musique que nous pouvions écouter ensemble était du Dub / Reggae. Dans ce cas, on la fermait, on était tous d'accord pour dire que c'était de la bonne musique. Puis nous avons commencé à recevoir des mixtapes de Kiss Fm, New York Disco, des remixes, etc... Love Like Blood est une sorte de mélange de ça : de la Disco avec de la guitare distordue. Pour être honnête, à partir de 84-85, j'ai arrêté d'écouter de la white music pour n'écouter presque que de la black dance music, des 12" etc... Je n'ai pas vraiment aimé la scène des années 80. Mais au final, le succès de Love Like Blood est devenu une malédiction. On devait se lever à 5h du mat' pour aller à l'aéroport, et débarquer pour faire une télé, tout cela en mimant de jouer la chanson. Tout ça trois putain de jours par semaine ! Killing Joke n'a rien à voir avec ça !

Journaliste inconnu : Sur cette tournée, vous jouez des nouvelles chansons, ce qui est commun, mais vous jouez aussi beaucoup de très vieux morceaux. Vous les aimez toujours ?

Ouais ouais, c'est vrai... Personnellement, j'aimerais jouer d'autres choses. Mais depuis qu'on a le prof de chant, je ne sais pas si on pourra le faire. Je pense que nous aurons le feu vert quand le prof de Jaz nous confirmera que c’est possible pour sa voix. En fait, il y a eu un moment où Jaz était tellement fatigué en tournée qu’il n’arrivait plus à se lever ! Et donc certainement pas assurer le chant en concert pendant six semaines. C’était différent à l’époque où il assurait aussi les claviers, parce que ça l’obligeait à moins se dépenser. Donc oui, il y a quelques chansons que j’aimerais vraiment rejouer, notamment Corporate Elect. Mais le chant est très exigeant sur cette chanson. On verra si ça peut se faire sur une prochaine tournée. On me demande parfois si Jaz a perdu sa voix d’antan… Je peux t’assurer que ce n’est pas le cas, il faut juste qu’il retravaille avec ce prof, et elle reviendra.

Neredude (Février 2017)

Photos : Arnaud Dionisio / © 2016 Deviantart
Toute reproduction interdite sans autorisation écrite du photographe.

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