Enslaved (Grutle Kjelsson) (Paris, novembre 2016)

"Enslaved n'a jamais été black metal."

Comment reconnaître un groupe d'exception ? Il y a plusieurs méthodes, et l'une d'entre elle consiste à considérer l'ensemble de la discographie dudit groupe et faire le bilan compte tenu de leur longévité. En vingt-cinq ans de carrière, Enslaved n'ont jamais fait un mauvais album, tout en faisant évoluer leur son avec succès au fil des années. Pas de doute, c'est bien une formation d'exception de la scène metal extrême, et nous avons discuté de ce long parcours avec Grutle Kjellson, chanteur/bassiste et membre fondateur d'Enslaved.


Enslaved en 2012

Vous avez de fait un fort lien de sang avec le black metal, même aujourd'hui. Est-ce que vous considérez faire toujours partie du mouvement aujourd'hui ?


Je pense que nous n'en avons jamais fait partie. Le seul lien que nous avons jamais eu avec les groupes qu'on appelle "black metal", avec donc des paroles particulières, est de faire partie de la scène metal extrême norvégienne. Et nous considérons toujours en faire partie aujourd'hui. Enslaved n'a jamais été black metal, du fait que nous n'avons jamais eu le type de paroles qu'ont les groupes du genre.

Donc tu appliques la définition du black metal qu'avait donné Euronymous à l'époque : le black metal doit nécessairement avoir un discours satanique, sans quoi ce n'est pas du black metal.

Tout à fait.

Mais vous avez malgré tout toujours eu un lien avec cette scène. Quelle est ta vision sur le genre aujourd'hui ?

Beaucoup de choses ont changé, évidemment. Au tout début, il n'y avait qu'une poignée de groupes, c'était très réduit, il y avait peu de gens impliqués. J'appréciais beaucoup toutes ces formations à l'époque, car elles étaient très différentes les unes des autres, et tout ou presque pouvait être une source d'inspiration. Et après sont arrivés ces insipides copieurs à partir du milieu des années 90 jusqu'après les années 2000. Mais il semblerait que ces copieurs aient disparus de la scène. Les autres ont continué d'exister et sont allés de l'avant, vers de nouveaux territoires musicaux. C'est une bonne chose. Je veux dire, beaucoup de groupes qui étaient là au début le sont toujours aujourd'hui et se portent bien, et ça, c'est une bonne chose !

C'est assez intéressant : tous les protagonistes fondateurs de cette scène en Norvége parlent de ces groupes qui ont copié votre son. Mais sans jamais les nommer.

Oh, je ne veux pas être grossier, je pense qu'eux mêmes le savent très bien. [Rires]
[NDLR : Malgré insistance, Grutle n'est visiblement pas du tout disposé à donner de noms.]


Enslaved en 1994

De fait, la musique d'Enslaved a beaucoup changé depuis vos débuts. Est-ce que votre processus d'écriture a lui aussi changé avec les années ?

Il y a eu évidemment quelques changements. Mais ces dernières années, nous sommes revenus vers la méthode que nous utilisions quand nous avons commencé. Au début des années 90, tout se faisait dans le studio de répétition. Plus tard, nous enregistrions des demos que nous échangions par internet ou en gravant des CDs. Mais procéder ainsi rend tout très stérile. Aujourd'hui, je pense que nous avons trouvé un équilibre sain entre ces deux méthodes. Nous nous envoyons toujours des fichiers, mais nous façonnons les chansons telles qu'elles le seront sur album en répétition. Ca redonne un esprit de groupe au processus dans son ensemble, c'est plus dynamique. C'est mieux de procéder ainsi : créer des choses ensemble plutôt que se retrouver en studio et tout enregistrer séparément. Nous aimons enregistrer basse, guitare et batterie live, comme nous le faisions à l'époque. Ce retour en arrière dans la méthode est assez intéressant à observer.

Donc un album comme Riitirr a été enregistré live ?

Batterie, basse et guitares rythmiques oui. Tout comme pour In Times.

On observe que dans la plupart des cas, un musicien va être inspiré par un groupe antérieur, comme toi avec Rush par exemple. Mais plus rarement, le cas inverse se présente : un groupe plus jeune va influencer une formation confirmée. Je prends un exemple : En 2002, King Crimson a tourné avec Tool. Et Robert Fripp a déclaré en interview que cette expérience avait radicalement changé King Crimson, dans sa manière de considérer sa musique comme de la présenter sur scène. Je me demandais si quelque chose de similaire vous était arrivé.

Pas à ce point, mais je vois ce que Fripp veut dire. La bonne musique reste de la bonne musique, peu importe l'époque ou le genre. Mais nous n'avons jamais tourné avec un groupe qui nous aurait incité à prendre une nouvelle direction musicale, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver ! [Rires] Ce ne serait pas quelque chose de négatif si ça arrivait.

Si on schématise, on peut trouver deux formes d'évolution pour un groupe. Soit la formation reste sur la même formule, en changeant quelques petites choses pour chaque album. Soit, comme Enslaved, le cheminement musical serpente et change au fur et à mesure que le temps passe. Etait-ce vital pour vous de procéder ainsi ?

Oui, vital mais aussi très naturel. Ivar et moi détestons l'idée de faire deux fois la même chose. Même le simple fait d'utiliser une formule, avoir un plan. Nous sommes toujours en recherche d'inspiration, de nouvelles choses à écouter, des albums à collectionner. Nous avons bien assez d'inspiration, le tout est de mettre en place un processus pour en tirer quelque chose. Je n'écoute pas la même chose aujourd'hui qu'au moment où nous avons fait Riitiir, par exemple, c'est très différent. La musique que tu fais est nécessairement épicée par ce que tu écoutes. Je crois que c'est la principale raison pour laquelle notre musique change en permanence. Ce n'est pas quelque chose de conscient, mais il y a bien quelque chose qui s'imprime dans nos têtes. Et cela vient très naturellement quand tu commences à travailler de nouveaux arrangements. C'est comme une boule de neige qui roule et amasse des choses petit à petit.


Enslaved en 1997

Vous aviez vraiment pris une autre direction sur l'EP The Sleeping Gods, notamment parce qu'on y trouve vos chansons les moins "metal" de votre discographie. Est-ce que tu penses que vous pourriez sortir un album qui serait éloigné du metal ?

Peut être... On n'a pas de plan comme je t'ai dit. Si nous nous mettions à écouter uniquement du classique ou du punk pendant un an par exemple, cela pourrait se produire. [Rires] Sur The Sleeping Gods, c'était particulier, parce que ce n'étaient que des vieux riffs datant de 92-93, que nous avons reconstruits avec de nouveaux éléments. La chanson "Synthesis" est surtout un hommage aux groupes électroniques allemands que nous écoutions énormement à l'époque : Klaus Schulze, Tangerine Dream, Kraftwerk...

Pour n'importe qui, cela semblerait logique qu'il est plus facile d'écrire une chanson courte avec couplet/refrain plutôt qu'une chanson de 10 minutes avec des changements de rythme, etc... Pourtant, j'en ai discuté avec des musiciens comme Ihsahn ou Mastodon, et les deux semblaient s'accorder sur le fait que c'est en fait plus difficile d'écrire dans le format standard du rock n' roll en trois minutes.

Bien sûr, c'est très difficile. Rappelle toi que dans les fifties, on enregistrait directement sur vinyle. C'était comme un sablier, et la durée des chansons était de 2min30. Et c'est tout le temps que tu as pour faire un tube, avec couplets / refrains. Evidemment, c'est extrêmement ardu de travailler avec des limites. Heureusement pour nous, nous n'avons pas ces limites. [Rires] Donc on peut faire ce qu'on veut. Bref, je suis totalement d'accord avec eux, c'est beaucoup plus difficile avec ce cadre. Mais ça rend la musique construite et stérile, au lieu d'être ouverte, libre et, de fait, bonne.

Avez-vous déjà pensé à faire un album acoustique ?

[Soupir] Non. Je pense pas que nous soyons assez bons pour faire un album acoustique que soit intéressant. Je pense qu'on est trop axés sur la puissance du son pour ça. Nous ne sommes pas un groupe acoustique, nous ne faisons pas de ballade, j'ai de sérieuses réserves là dessus.

Tu as dit que ce que tu écoutes a changé depuis Riitiir. Peux-tu développer ?

Ce sont des phases que tu as. Evidemment, on a tous notre période Pink Floyd dans le groupe, ça revient toujours. Si tu es une personne saine d'esprit, tu dois avoir au moins dix phases Led Zeppelin dans ta vie ! [Rires] Et ensuite viennent les groupes qui sonnent comme Led Zeppelin, qui sont de la même période. Personnellement, je creuse pas mal dans la scène hard rock, psychédélique et progressive des années 70. Il y a beaucoup d'excellente musique de l'époque que je n'ai pas encore écouté. Ce n'est pas que j'ignore les 80s ou les 90s, c'est juste que je n'ai pas fini d'explorer les 70s !

C'est vraiment intéressant, car beaucoup de musiciens de la scène norvégienne semblent obsédés par les seventies en ce moment : Frost, Fenriz, Garm...

Oui, parce que nous sommes restés trop longtemps les yeux rivés sur les 80s, particulièrement Fenriz ! [Rires] Je pense que ce phénomène est assez naturel, c'est la période dans laquelle nous avons grandi et commencé à aimer la musique. C'est un peu dommage que nous connaissions si peu la musique du siècle dans lequel nous sommes nés. Beaucoup de très bonne musique a été créée entre 1967 et 1971 : Led Zeppelin, Uriah Heep, Black Sabbath, Deep Purple, King Crimson, Rush... Et imagine tout ce qu'il y a autour, toute la scène de l'époque ! Tellement de bonnes choses !


Enslaved en 2006

Si je regarde votre récente carrière, je crois qu'on peut dire que Riitiir a atteint un sommet en terme d'écriture, que ce soit dans structure des chansons ou le contenu des paroles. C'est un album concept, c'est ça ?


En quelque sorte. Il y a toujours un fil rouge dans les paroles. Tout ne parle pas exactement du même sujet, mais oui, c'est centré autour du rituel de l'Homme.

In Times est très différent. Penses-tu que vous étiez obligés de faire autre chose, des chansons un peu plus directes ?

Je ne trouve pas que ce soit un album très direct, même s'il y a peut être quelques parties qui le sont. En tout cas, ce qui a été écrit pour le prochain album jusqu'à présent n'est pas direct. Il y aura peut être une ou deux chansons plus accessibles...

Je parlais surtout de la différence entre Riitiir et In Times. Si je prends "Building With Fire" qui est plus directe que "Thoughts Like Hammers" par exemple, avec son intro un peu folle.

Oui c'est vrai que Riitiir est un peu plus chaotique. C'est naturel pour nous, sur le moment de faire ce genre de choses, que ce soit "Building With Fire" ou "Thoughts Like Hammers". Je crois que la dernière fois que nous avons joué ici, nous avons introduit le morceau en français. Comment tu dirais ça en français ?

"Pensées comme des marteaux" ?

C'est ça, "Pensées comme des marteaux" [NDLR : avec un délicieux accent norvégien] ! On a présenté le morceau comme ça la dernière fois ! [Rires]

Puisque tu parles du français : je crois qu'à chaque fois que vous jouez ici, vous nous faites chanter la Marseillaise. Est-ce une fascination pour notre hymne ou vous faites ça dans chaque pays ?

C'est un bon hymne national, un de mes préférés. Ce n'est pas que je m'intéresse spécialement aux hymnes des différents pays, mais je pense que le vôtre est plutôt bon ! Donc je pourrais faire quelque de très différent en Espagne ou en Italie. Mais la Marseillaise est une bonne chanson, avec une vraie portée symbolique. Je veux dire, c'est un peu comme la chanson la plus célèbre de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale.

Il paraît que vous aimeriez toujours jouer votre dernier album en entier en tournée, plutôt que d'être forcés à jouer des classiques.  Penses-tu que vous le ferez la prochaine fois ?

Oui, ça serait vraiment sympa de faire ça. C'est quelque chose que je voudrais faire, absolument : présenter la dernière chose qu'on ait faite. Mais bon, tu sais comment sont les fans... [Rires] Tout le monde voulait entendre "Ace of Spades" à un concert de Motörhead, et tu es un peu obligé de respecter ça, d'une certaine manière. Même si je préfère jouer nos morceaux récents à nos vieilles chansons. C'est toujours sympa de les jouer ceci dit, mais... Jouer ce que tu viens d'écrire est évidemment plus intéressant pour toi.

Neredude (Janvier 2017)

Interview par Neredude (Facebook)

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