"Beaucoup de nos fans ont détesté In Absentia à sa sortie !" Steven Wilson

par Neredude (03/03/2025)

Il y aurait beaucoup (trop) de choses à dire sur le parcours solo de Steven Wilson depuis la sortie d’Insurgentes en 2008. Commençant sur le chemin musical ouvert par Porcupine Tree, le Britannique a commencé par sortir une série de disques devenus des classiques dans cette veine, avant de s’en détacher progressivement pour s’intéresser à la pop, la musique électronique ou encore l’ambient. The Overview, ce huitième album solo, est un pot-pourri de ces expérimentations qu’on retrouve éparpillées dans deux morceaux d’une vingtaine de minutes. Comme à son habitude, Steven est un interlocuteur affable et volubile, mais toujours intéressant, que ce soit pour évoquer sa longue carrière, l’évolution des tendances de l’industrie musicale, sans oublier le film qui accompagne la sortie de The Overview.


Photo © William Lacalmontie 2023

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The Overview est un album concept de quarante minutes divisé deux morceaux, un format presque cliché du rock progressif. J’avais cru comprendre que tu étais lassé de tout cela…


SW : Non, pas vraiment. Disons que j’aime bien essayer de faire quelque chose de différent avec chaque album, me poser un défi et aussi… surprendre ! Je me suis demandé ce qui surprendrait le plus mon public à ce stade et j’ai décidé d’opter pour un retour au format traditionnel du «rock conceptuel », je préfère dire « tradition » que « cliché ». (sourire) Ceci dit, je ne pense pas que cet album aurait pu exister si je n’avais pas travaillé sur les quelques disques qui l’ont précédé.


Avais-tu prévu de scinder l’album en deux parties dès l’origine du projet ?


SW : J’ai trouvé le titre et le thème de l’album avant même d’avoir écrit une note de musique, ce qui est très inhabituel pour moi, à savoir sur « l’overview effect ». C’est un phénomène reconnu qui touche les astronautes quand ils observent la Terre depuis l’espace, qui opère une sorte de transformation cognitive chez eux : la beauté de la Terre mais surtout sa place et celle de l’Homme dans l’univers, à quel point nos vies sont insignifiantes dans la course des milliards et milliards de galaxie qui nous entourent. Je trouve ce moment d’épiphanie particulièrement intéressant et une fois que c’était acté, il me paraissait évident que ça ne fonctionnerait pas avec une dizaine de chansons de format « pop », si tu veux ce que je veux dire. Il était plus pertinent d’avoir une narration similaire à celle d’un film ou d’un livre, un format long et continu qui commence sur Terre et se termine aux confins de l’univers.


Il y a un film qui accompagne la sortie de l’album. J’imagine que ce film a été fait après que le disque soit finalisé, avec des storyboards ?


SW : J’ai choisi de faire le film avec le talentueux Miles Skarin. On peut dire qu’il a été storyboardé dans le sens où Mike s’est basé sur les paroles pour son travail. C’est comme une extension visuelle de l’album, chaque partie des deux morceaux ayant ce que je considère comme des « scènes ». D’ailleurs, je pense toujours mes disques comme des films audio. Bien sûr, le travail de Miles ne fait pas qu’adapter littéralement les paroles, il a aussi eu une liberté dans son adaptation. Par exemple, il y a cette scène où je rencontre un alien en Grande Bretagne et il me dit « vous nous avez oublié ? », « avez-vous oublié de contempler l’espace ? ». Cela vient de l’idée que nous sommes obsédés par nous-mêmes, à fixer nos écrans au point d’en oublier que, là-haut, il y a l’univers. C’est le point de départ du film et l’alien t’emmène dans une sorte de voyage initiatique jusqu’aux confins du cosmos... bon le dire comme ça fait un peu bizarre, il faut voir le film ! (rires)


J’en conclus que tu apparais dans le film ?

SW : On m’y voit brièvement en image de synthèse.


Tu as donc fait le choix de ne pas travailler avec Jess Cope, qui a réalisé plusieurs de tes clips qui ont fait date ?


SW : J’aurais adoré travailler avec Jess mais il y a un problème d’une simplicité mathématique : elle travaille essentiellement avec de la stop-motion et il faut environ 6 mois pour créer 5 minutes d’animation. Imagine-toi qu’on a commencé à faire ce film avec Miles il y a 6 mois, justement. Mais ce choix nous a tout de même permis de faire des choses innovantes, comme une version 2:70 du film. Autrement dit, dans les salles qui ont des écrans sur les côtés, tu seras à l’intérieur du paysage. 


Peux-tu nous en dire plus sur ton implication dans ce travail de conception du film ? Tu ne faisais qu’approuver les propositions ou avais-tu un apport créatif direct ?


SW : Pile au milieu, je dirais. Soyons clairs, à quoi bon engager quelqu’un pour faire quelque chose si tu lui donnes des instructions détaillées sur chacune de ses actions ? Même chose quand je recrute un musicien pour jouer sur un album : j’ai envie d’être surpris, qu’il y mette de sa personnalité, c’est un des joies que j’y associe. Mais parfois, tu veux pousser cette personne dans une certaine direction avec des contraintes précises et là, tu endosses un rôle de chef/réalisateur. Miles et moi avons échangé sur ce que signifiait chaque scène pour moi, ce qui était parfois très visuel : « rencontrer un alien dans la lande. », « la Terre explose », etc. Certaines de ces idées sont retranscrites telles quelles dans le film et pour d’autres, Mike a fait des recherches sur des phénomènes visuels, ce qui a été une vraie et agréable surprise pour moi et c’est toute l’essence d’une collaboration.


Est-ce que certains films ont servi de références ? L’évidence étant 2001 : l’odyssée de l’espace.


Et Interstellar, Blade Runner… il y a tout de même un écueil quand tu réalises un film sur l’espace : on est tellement habitués au vocabulaire visuel de ces films, particulièrement 2001 et Interstellar, que c’est difficile de l’aborder avec un regard neuf. Tout le monde a vu ces films, les images de la NASA, les nébuleuses, les trous noirs etc. Comment proposer une perspective différente de l’espace ? C’est ce qu’on a humblement essayé de faire avec Miles, dans les limites de notre modeste budget, ridicule comparé aux millions de Christopher Nolan ! (rires)



Si je me souviens bien, l’écriture de The Harmony Codex a été influencée par l’aspect « surround » du son, étant toi-même un ingé-son Dolby Atmos de renom. J’imagine que c’est également le cas pour The Overview ?


SW : Je pense qu’aujourd’hui, c’est dans mon ADN. Le simple fait d’écrire un album concept sur l’espace appelle une approche sonore multidimensionnelle. Je crois que j’ai commencé à faire des mix surround aux alentours de 2007 et, dans tout ce que j’ai fait depuis, j’ai toujours gardé à l’esprit qu’il y existerait une version surround de chaque projet. A l’époque, c’était le 5.1 et aujourd’hui, la norme a monté d’un cran vers le Dolby Atmos.


Etant un homme de l’art, comment penses-tu que l’audio spatial va évoluer ? Comme tu le disais, on est rapidement passé du 5.1 au Dolby Atmos, quelle est la prochaine étape ?


SW : Je suppose qu’il pourrait y avoir des innovations pour appliquer cela aux concerts. De nos jours, il y a un certain nombre de barrières techniques, la plus simple étant que pour une écoute en audio spatial comme le Dolby Atmos, il n’y a qu’un seul endroit dans la pièce où l’écoute est optimale… ce qui est donc impossible à retranscrire dans une salle de 1000 ou 10000 personnes. De mon point de vue, on essaye de plus en plus de créer des expériences immersives, dans les jeux vidéo, au cinéma, etc. Il arrivera un moment où, si tu n’offres au public « que » du stéréo classique, ils resteront pour écouter ça à la maison… mais si tu proposes un son plus immersif, plus tridimensionnel, je pense que tu pourras attirer un nouveau public, parce que les gens recherchent ce type d’expérience. C’est très stimulant pour moi de faire partie de ce mouvement parce que, pour la seule et unique fois de ma carrière à date, je peux affirmer sans bégayer que je suis au premier plan, en train de pousser cette technologie dans ses derniers retranchements. Je suis convaincu que l’industrie musicale sera obligée d'aller dans cette direction pour le grand public.


Logiquement, on pourrait se demander ce qu’il en sera pour ta prochaine tournée.


SW : Pour les raisons que j’ai évoquées, il est actuellement impossible de proposer du vrai son spatial en concert. Ma tournée sera en quadriphonic, ce qui implique d’avoir des baffles placés devant et derrière l’auditeur. Je l’ai déjà fait par le passé d’ailleurs et je continue de faire mon possible pour avoir un son pluridimensionnel. Si je prends l’exemple du Dolby Atmos, cela impliquerait par exemple d’avoir des enceintes au-dessus du public… laissons le temps à la technologie d’évoluer, je suis sûr que ça va arriver d’ici quelques années.


A la fin de l’album, il y a un long passage ambient. Etait-ce une approche purement musicale ou bien conceptuelle ?


SW : Les deux. La fin de l’album te laisse flotter dans l’espace, à l’autre bout de l’univers et je voulais une conclusion assez flottante et sereine… je me suis donc tourné vers l’ambient pour véhiculer ce genre d’émotion. C’est une bonne manière de conclure le disque, je trouve.


On retrouve une de tes signatures musicales dans des paroles tristes et pessimistes, comme le fait d’être lobotomisé par la Xbox et MTV. Avec le recul, ce que tu décrivais paraît bien inoffensif par rapport à ce qu’il se passe aujourd’hui, notamment aux USA.


Cela me préoccupe beaucoup, pour ne rien te cacher : j’ai deux belles-filles qui grandissent en étant accro à Tiktok, l’influence mondiale de personnes comme Elon Musk… au bout du compte, je reviens toujours à la même idée, à savoir que je dois me présenter comme une alternative à tout cela. Etant un artiste, je pense faire partie d’une communauté produisant des œuvres qui ne sous-estiment l’intelligence du public qui y est exposé. En résumé, c’est tout ce qu’on peut faire : essayer d’être une alternative à ce monde délétère, être la voix qui dit « Tu sais quoi, tout ça est complètement futile, ces gens sont des abrutis ! Mais tout le monde n’est pas comme ça. Il y a des personnes qui veulent protéger la Terre, le vivant, etc. ». Au bout du compte, j’aurais pu appeler cet album "Perspective", parce qu’il s’agit précisément de cela. Il faut toujours garder en tête à quel point nous sommes minuscules dans la course de l’univers et je dis bien ça d’une manière positive ! Sur l’équivalent d’une journée, l’Homme est présent depuis 1 minute sur l’échelle de l’existence de la Terre. Et cette planète nous survivra, c’est certain. Il y a quelque chose de beau quand tu acceptes ce fait : profite, profite à fond de ta vie pour faire quelque chose de positif parce qu’au bout du compte, l’univers n’en a rien à carrer.


Lors de notre dernière interview, tu estimais que l’industrie musicale mettrait dix ans à se remettre du Covid. Qu’en penses-tu 5 ans plus tard ?


Je pense que je disais cela plus dans le contexte de gagner sa vie en tant que musicien professionnel. Je trouve qu’on revient de très loin et que la situation pourrait être pire… mais si je prends l’exemple de ma future tournée, je peux te garantir que tout est beaucoup plus compliqué et coûteux qu’en 2019. La situation est particulière en Grande Bretagne, parce qu’il faut aussi prendre en compte le Brexit en plus du Covid. Il y a une montagne de paperasse à gérer pour jouer ne serait-ce qu’un concert en Europe. Honnêtement, je pense qu’il y a beaucoup de musiciens qui vont arrêter les tournées en se disant que le jeu n’en vaut pas la chandelle, voire être découragés de faire de la musique qui ne sera jamais écoutée. J’ai entendu un fait complètement dingue récemment. Si tu prends toutes les chansons sorties sur l’année 1999, ce même nombre de titres est uploadé chaque jour sur Spotify. Tu imagines ? Comment se démarquer dans cette masse ? Face à cela, il y a des gens qui laissent tomber et se contentent de réécouter ce qu’ils connaissent déjà. C’est vraiment dommage et en même temps, compréhensible. Moi-même, je me demande qui va se prendre la tête à écouter mon album avec deux morceaux de 20 minutes mais que veux-tu, il faut persévérer.



Tu viens de le dire, c’est ta première tournée depuis sept ans. Ça t’a manqué ?


J’ai tout de même refait une tournée avec Porcupine Tree en 2022 et j’y ai pris beaucoup de plaisir… mais c’était un contexte particulier, un groupe qui n’avait pas tourné depuis douze ans, une situation qui n’est pas si différente de ma carrière solo à ce stade, ceci dit. J’ai vraiment hâte d’y retourner mais d’un autre côté, j’ai 57 ans, j’ai une famille et je n’ai pas très envie de les quitter pendant ces longues semaines. Je me demande qui va se pointer aux concerts : des vieux habitués ? J’espère qu’il y aura aussi des jeunes qui viendront pour la première fois, on verra ! On en revient à ce que je disais plus tôt, je pense que malgré tout, il y a des gens, des jeunes qui s’investissent, qui cherchent de la nouvelle musique et savent qu’on peut trouver des choses plus intéressantes que des chansons accélérées sur Tiktok… je peux prendre l’exemple de ma belle-fille, elle est en train de découvrir Nirvana, Massive Attack, ça fait plaisir à voir ! C’est pour ça qu’il ne faut pas sous-estimer les jeunes générations, il y en aura toujours au moins une partie qui se rebellera contre le mainstream, apprendra la guitare ou la batterie, etc.


D’ailleurs pourquoi cette tournée maintenant et pas pour la sortie de Harmony Codex ?


C’est très simple, je m’y suis pris trop tard, je voulais attendre la sortie de l'album et en voir les retours pour partir en tournée. Les gens ont aimé l’album et j’ai demandé à mon agent de booker une tournée. Il m’a dit que le prochain slot libre pour une date à Londres était en 2025 ! (rires) J’ai donc fait un nouvel album à la place ! En un sens, la prochaine tournée va englober mes trois derniers albums, j’ai prévu de jouer beaucoup de morceaux de Harmony Codex.


Avec mes recherches pour cette interview, je me suis rendu compte qu’un remaster de Insurgentes était sorti en 2016 alors que l’album n'est sorti qu'en 2008. Peux-tu nous expliquer ?


Très bonne question ! J’ai beaucoup appris en matière d’ingénierie sonore pendant ces huit années, notamment en ce qui concerne le mastering et la compression de la dynamique. J’ai une certitude, a fortiori depuis que je fais de plus en plus de remix/remaster d’albums classiques : il y a encore beaucoup d’artistes et de labels qui ne comprennent rien à la compression de la dynamique. Très souvent, l’ingé-son mastering va tout faire pour que le volume de l’album soit aussi fort que possible et ce faisant, on écrase toute la dynamique, les détails et subtilités d’un disque, en plus de rendre l’écoute particulièrement fatigante et pénible pour l’oreille. D'ailleurs, beaucoup d’ingés-son mastering le font simplement parce qu’ils pensent que c’est ce qu’on attend d’eux. A la grande époque de la radio, cela avait une certaine utilité, parce qu’un artiste voulait que sa chanson soit aussi forte que les autres en termes de volume. (ndr : phénomène de la loudness war) De nos jours, cette problématique n'est plus d'actualité parce que la majorité des gens écoutent de la musique en streaming et les plateformes normalisent le volume des morceaux. Malgré tout, il y a toujours cette attente des artistes d’avoir un mastering puissant et très compressé. A mon humble niveau, j’essaye d’évangéliser autant que possible sur ce sujet quand je remixe des albums : « sortons ces albums avec autant de dynamique que possible ». C’est ce que je fais moi-même quand je remasterise mes disques, j’ai essayé de restaurer la dynamique d’albums comme In Absentia, Deadwing… pour les rentre plus plaisants à l’écoute. Quand ils sont sortis, ces albums étaient très compressés, avec un son agressif pour l’oreille.


Il y a une drôle de coïncidence : Mike d’Opeth est revenu aux growls sur The Last Will & Testament et toi, tu fais un retour au rock progressif conceptuel. Comment expliques-tu ce retour aux sources, l’âge peut être ?


Bonne question, je ne sais pas trop. Il arrive peut-être un moment où tu te saisis à nouveau de choses que tu as pu faire par le passé. Avec le temps, j’ai remarqué que la perception de certains albums change. Quand In Absentia est sorti, beaucoup de nos fans l’ont détesté, ils n’aimaient pas du tout cette approche metal. Aujourd’hui, c’est probablement l’album le plus populaire de notre catalogue et cette réévaluation a mis à peu près dix ans à se mettre en place. Je pense que je partage avec Mike ce besoin de m’imposer des défis artistiques et de prendre les attentes des fans à contrepied. Quelle était la chose la plus inattendue à faire pour Mike à ce stade de sa carrière ? Revenir aux growls, personne n’aurait parié là-dessus ! Et pour moi, ce retour au rock prog/conceptuel. Je trouve ça intéressant de pouvoir surprendre ton audience en revenant aux sources de ce qui a construit ton identité musicale. Et je maintiens que The Last Will & Testament n’aurait pas pu exister tel qu’il est aujourd’hui si Mike n’avait pas suivi cette voie à partir d’Heritage et cela s’applique aussi à mon parcours solo.



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