Flo et Jennie de Specific Recordings

par Euka (20/02/2025)

Hello Flo et Jennie, j'espère que vous allez bien !

Encore merci pour le temps passé à répondre à ces questions. On va commencer par quelques questions un peu génériques. D'où venez-vous et comment est né Specific Recordings ?


Jennie : Salut Charles, merci pour tes questions ! Je suis originaire de Behren-lès-Forbach, je vis à Metz depuis bientôt 30 ans et avec Flo depuis bientôt 20. Specific est né en 2011 : on était un peu fatigués de l'organisation de concerts, mais on voulait continuer à participer à la vie culturelle de notre ville, puis aussi pouvoir écouter en vinyle les albums des copains... C'est un peu venu de manière naturelle comme le truc évident à faire. Et depuis bientôt un an, Specific est devenu une entreprise qui regroupe nos activités de label et celle (plus récente) de vendeurs de disques. Avant ça, j'étais chargée de communication pour la Face Cachée et ses 6 labels associés, et encore avant ça, j'ai travaillé pendant 10 ans dans l'édition.


Flo : Salut Charles ! Je viens de Vitry / Orne, un bled paumé entre deux usines (celle de Rombas et celle de Gandrange, tristement célèbre pour les promesses non tenues de Sarkozy lors de sa fermeture programmée). Pour compléter la réponse de Jennie, j’ajouterai que Specific est né de l’envie de sortir The Inside Laws du groupe A Second Of June en vinyle. Evidemment, rien ne s’est passé comme prévu et on a finalement pressé leur album suivant (Psychodrama). Comme quoi, faut toujours s’attendre à l’inattendu quand tu te lances dans ce type d’entreprise.


Pourquoi avoir choisi de fonder un label et d'où vient ce nom ? Est-ce que cela a été directement quelque chose à plein temps ?


J : On avait déjà tenu (brièvement) un label de CDr ensemble, et on s’est dit qu’on pourrait retenter l’aventure. On a payé les premiers pressage de notre poche, puis Flo a commencé à travailler pour le disquaire la Face Cachée qui a alors repris le label en son sein, ça simplifiait d’un coup grandement la logistique et c’est ce qui nous a permis de nous développer. Mais Specific n’a jamais été une activité à plein temps, jusqu’à maintenant (en fait depuis mars 2024, précisément), c’est-à-dire depuis qu’il inclut le label et la vente de disques neufs et d’occasion. Quant au nom, on s’est bien cassé la tête pour le trouver et ça serait une trop longue histoire à raconter, mais disons simplement qu’on venait de regarder les premières saisons de The Big Bang Theory et qu’on trouvait que ça collait bien avec ce qu’on faisait, à savoir sortir des disques un peu inclassables.


F : C’est quelque chose qu’on a tout de suite eu envie de faire ensemble. Avant ça, j’avais eu des labels seul, jamais avec quelqu’un. Là, c’était vraiment comme une évidence. On a chacun.e nos motivations personnelles, en ce qui me concerne je dirais que c’est une bonne façon de rendre tout ce que les daron.ne.s de la scène DIY m’ont appris et donné. Monter un label quand tu es musicien, c’est une façon de passer de l’autre côté du miroir, c’est un bon apprentissage de la complexité qui régit la création d’un objet artistique, et puis un label c’est un rouage important dans la diffusion des idées (politiques ou non). 

Si le plein temps effectif n’est arrivé que cette année, je dirais qu’il a toujours été présent dans la tête et le coeur depuis que le label existe. 


Flo, je sais que tu as un passé / une actualité de musicien (Meny Hellkin, Hyacinth, Loth). Jenny, est-ce aussi ton cas ? Qu'est ce qui vous a fait passer de spectateur à acteur dans la musique ?


J : J’ai chanté dans un local de répétition pendant 6 mois avec des copines et je pense que c’est une bonne chose que ça en soit resté là pour moi. Je suis une honorable chanteuse de karaoke et ça me va très bien comme ça. Avant d’avoir un label, je participais à la création et à l’édition d’un magazine culturel, à des projets de communication graphique dont des pochettes de disques, je rédigeais des colonnes et des sélections musicales pour des journaux… Bref, j’ai toujours bidouillé un truc plus ou moins « artistique » à côté de mon taf alimentaire, et c’est probablement ce qui fait que je n’ai pas eu l’impression de sauter le pas ou un truc comme ça.


F : J’ai toujours eu envie de faire de la musique et de devenir acteur de ma passion. Bon, quand tu es spectateur tu es aussi acteur (c’est toi qui paie un peu pour tout, au final) et c’est un rôle tellement important que ça nous oblige à l’humilité en toute circonstance. Mais ouais, merci le death metal, Iron Maiden, le air guitar et le miroir de ma chambre (et merci Heartattack, la distro Burn Out, etc).


Quel a été votre premier disque acheté avec vos propres sous ? Celui qui a été le déclencheur de cette passion ? Et le dernier ? (on pourrait presque faire un "what's in my bag ?")


J : Premier disque acheté : George Michael (Pop, USA), Listen Without Prejudice. Dernier disque acheté : Kings sagen King d’Haiyti. Le déclencheur ? C’est impossible à dire… Mais quand j’étais enfant j’aimais bien les Beatles (Brit Pop, Angleterre), Creedence, Deep Purple, Kate Bush, Madonna (Pop, USA), Wham… et Wagner


F : Abominations Of Desolation de Morbid Angel (pour le tout premier, probablement à égalité avec le Serious Hits Live de Phil Collins), le déclencheur c’est difficile car tout dépend de quelle sous-passion musicale on parle (mais sûr qu’un disque décisif dans mon envie de hurler a été le Fixation On A Coworker de Deadguy, et le dernier c’est un double programme Boa (avec la réédition de leur album culte Twilight ainsi que leur tout nouvel album qui tient franchement plutôt bien la route).


Quelle a été, pour chacun.e d'entre vous, la sortie la plus marquante du label ? Que ce soit en termes d'expérience, de notoriété, etc ...


J : Chaque sortie a été une petite aventure en soi, et ça serait le nier que d’en choisir une seule. Puis il y a des gens derrière les disques et ils sont tous également importants dans l’histoire du label.


F : Chaque sortie a son histoire et son importance pour nous. Bien entendu, l’album qui fait vivre le label est Haru To Shura d’Haru Nemuri (six pressages au compteur et deux sauvetages de notre ancien employeur grâce à ses repressages), celui-ci a forcément une importance toute particulière, mais si on avait 10h devant nous on te raconterait l’histoire de chaque sortie dans les moindres détails (et t’aurais juste envie de te pendre, haha).


On s'imagine souvent que vivre un métier de passion, c'est souvent beaucoup de plaisir, mais les gens n'ont pas forcément la réalité de la charge derrière. C'est quoi le quotidien de deux gérant.e.s de label ?


J : Si on ne faisait que gérer notre label, ça serait du boulot, mais ça serait une sinécure comparé à tout ce qu’on fait en vrai ! On n’a jamais vécu uniquement de notre label : la vente des premiers pressages a financé les suivants, puis le label a été financièrement rattaché à la Face Cachée (jusqu’à fin 2023, date à laquelle on a quitté la société), mais on a toujours travaillé tous les deux à côté, comme on continue à le faire actuellement dans un sens. En ce qui me concerne, la « passion » ne change pas grand chose à l’équation : le travail reste le travail, et comme bon nombre d’êtres humains, je préfèrerais passer mes journées à regarder des séries affalée sur le canapé. Après, je préfère évidemment vendre des disques qu’un autre truc, mais ça reste qu’un boulot, et dans un sens je pense que c’est plus sain de l’envisager comme ça. Et donc, mes journées entre listing, comm’, travail administratif et compta sont loin d’être passionnantes donc je vais t’en épargner le détail, mais ouais, elles sont bien chargées. Cela dit, et même si c’est aussi beaucoup d’angoisse et de stress, pour rien au monde je ne voudrais redevenir salariée et laisser à quelqu’un d’autre la gestion de mes tâches et de mon temps.


F : En ce moment, mon quotidien est plutôt cool : je me lève et me couche quand je veux, je gère mon temps comme je l’entends, je trie, liste et emballe des disques sans me prendre la tête comme avant. C’est vraiment le truc dont j’avais besoin après 13 années passées accroché à un comptoir de magasin. C’était devenu déshumanisant, ce rythme imposé. 

J’aime aussi le fait qu’aucune journée ne se ressemble vraiment (je bouge beaucoup pour aller voir des collections ou livrer des gens en ville ou à domicile, par exemple), que je puisse intégrer dans mes journées de boulot des trucs à faire plus personnels (ce que je ne pouvais pas faire du temps de la Face Cachée) et que je puisse aussi avoir un équilibre qui me permette de pouvoir mater plus de films et de documentaires (mon autre grosse passion avec la musique).

Evidemment, c’est beaucoup de boulot et d’incertitude, on est dépendant de plein de facteurs différents, parfois y’a des angoisses et des prises de tête. Mais bon, la même que Jennie.


Quelles sont vos démarches dans les choix de groupes que vous sortez ?

J'ai vu des groupes locaux (ex : Bishop), mais aussi assez éloignés géographiquement (ex : Necronomidol) ainsi que des styles assez différents


J : On n’a pas vraiment de démarche et même s’il nous est arrivé de proposer des collaborations à des artistes, c’est généralement plus une question d’opportunités. Par exemple, on a commencé à sortir des disques d’artistes japonais parce qu’on en a eu l’occasion (un copain d’un copain qui connait quelqu’un), mais ça n’a jamais été un critère ou un objectif en soi. L’idée c’est que les groupes locaux sont logés à la même enseigne que les autres : si un album nous plait, si d’une manière ou d’une autre c’est assez spécifique, et si on trouve un terrain d’entente avec les artistes, y a rien d’autre qui rentre vraiment en ligne de compte. Quant aux styles variés, je crois qu’au bout d’un moment, c’est devenu une espèce de marque de fabrique haha, mais à la base, ça représente juste la variété de ce qu’on écoute à nous deux.


F : Ouais, zéro démarche. On sait plus ou moins si un disque nous correspond au moment où on l’entend, qu’il vienne du quartier ou du Japon. 


J'ai récupéré quelques sorties la dernière fois que je t'ai vu Flo, avec des prix variables (entre le neuf et l'occasion), Est-ce que l'occasion représente une grosse partie de vos activités ? Comment sont déterminés les prix (via Discogs ?) ?


F : Alors oui, on préfère clairement travailler le disque d’occasion que le disque neuf. Les raisons sont multiples. C’est une démarche bien plus responsable et écologique, bien moins coûteuse pour le porte monnaie (non mais tu as vu le prix du neuf ? Il ne cesse d’augmenter, c’est juste l’enfer absolu), qui permet aussi de constituer un catalogue varié à l’image de ce qu’on souhaite proposer. Bon, on fait quand même un peu de neuf mais c’est surtout de l’échange avec d’autres labels indés, donc un soutien direct, militant et dans un esprit totalement DIY qu’il nous paraît primordial de préserver. 

On détermine les prix en fonction de notre connaissance du disque, on s’aide bien entendu de Discogs mais on refuse la course à l’inflation qui a lieu depuis quelques années (donc on essaie toujours d’être un peu voire vraiment moins cher, à état ou version égal.e).


Est-ce qu'il a des sorties que vous avez déclinées et pour lesquelles vous regrettez ?


J : Sur une année, on refuse « mécaniquement » beaucoup de sorties parce qu’on reçoit un nombre important de propositions… Après, c’est vrai qu’au sein de Specific j’ai la réputation d’avoir le refus facile et Flo aura peut-être des anecdotes à te raconter à ce sujet (j’espère qu’il ne le fera pas haha), mais perso je ne regrette absolument rien, ni les sorties déclinées, ni les sorties qui n’ont pas marché, ni les groupes qui ont rapidement splitté.


F : On a par exemple décliné la proposition de Frank aka Carpenter Brut qui cherchait un label pour sortir son premier maxi (bon, à notre décharge, on avait sorti qu’un seul disque et on ne savait pas trop où on allait, artistiquement parlant). On a aussi dit non à Broken By The Scream, un groupe japonais qui fonctionne très bien à l’étranger désormais. 


Comment cela se passe niveau choix artistiques de vos sorties ? Est-ce que le groupe a un projet, incluant l'artwork, complet ? Ou alors vous avez une incidence sur ce qui va sortir ?


J : Pour les choix artistiques, c’est assez simple : soit on tombe d’accord de suite, soit l’un réussit à convaincre l’autre de lui faire confiance :-) Pour le reste, c’est évidemment très variable : de manière générale, on n’intervient sur rien, sauf si on nous le demande ; du coup, ça nous est déjà arrivé de donner notre avis en amont, de faire les tracklists de certains disques, de trouver des titres ou, dans mon cas, de créer des artworks ou de faire du layout, mais ça n’est jamais vraiment allé plus loin que ça et je pense que ça ne nous viendrait jamais à l’esprit de le faire : si on accroche sur un projet, c’est tel qu’il est, sinon c’est qu’il n’est probablement pas pour nous.


Un pressage chez Specific Recordings, c'est combien d'exemplaires en général ? D'ailleurs, le marché du LP est assez mouvementé (prix, délai...), comment est-ce que vous gérez cela ? Pensez-vous basculer sur d'autres formats ?


F : On fait généralement entre 300 et 500 copies suivant les sorties. Parfois on se plante et on reste avec 450 copies sur les bras, parfois on se plante et le disque est sold out en 3 semaines (donc on represse, comme c’est le cas avec les sorties d’Haru Nemuri). On a déjà également sorti 2 K7 et c’est un format plutôt cool, mais c’est clairement le vinyle avec lequel on est le plus à l’aise (malgré son coup de fabrication délirant).


Je sais qu'avec Bandcamp, on peut avoir des données sur le public de l'artiste / le label. Du coup, c'est quoi l'auditeur "habituel" de chez Specific ?


J : Je n’ai pas regardé spécifiquement sur Bandcamp, mais je connais notre auditoire sur les réseaux sociaux et du coup, j’imagine que c’est probablement exactement la même chose, soit grosso modo 70 % d’hommes, entre 25 et 55 ans, pour moitié en France, pour moitié à l’international avec les États-Unis en tête.


Vous avez pas mal de LPs assez "sobres" en termes de pressage. A côté de cela, je vois Voice Of the Unheard qui fait des versions colorées, avec une sérigraphie, etc ... Est-ce quelque chose que vous projetez de faire ?


J : On a déjà fait des sérigraphies par le passé et notre catalogue comporte pas mal de disques de couleurs, ainsi que quelques one-sided gravés au laser en face B. Ça m’a longtemps fait kiffer de fabriquer de beaux petits objets, mais l’augmentation du coût des matières premières couplée aux crises climatiques et économiques m’ont fait un peu revoir notre façon de faire : si d’une manière on peut tirer le prix des disques vers le bas, on le fera. À mon sens, c’est la musique qui prime, et ça a toujours fait partie de nos motivations que de la rendre accessible au plus grand nombre, comme on a pu le faire par exemple avec quelques artistes japonais pendant un temps. Cela dit, on apprécie beaucoup le travail de VOTU (coucou Yannick).


Vous avez pas mal de sorties issues des pays d'Asie au sein du label ou en distro. Pouvez-vous nous parler un peu de cette scène ? Est-ce que vous constatez des écarts avec la scène occidentale ?


F : Ah beh la scène japonaise est absolument passionnante, quel que soit le style de musique qui t’intéresse. C’est un monde à part avec un niveau d’exigence sans équivalent, des contradictions étonnantes, une vitalité, une originalité et un jusqu’au-boutisme qui nous parle profondément. Leur façon de jouer du punk a été copiée dans le monde entier, au niveau du hip-hop ils sont restés bloqués dans les années 90, ils ont inventé la noise, ont une scène reggae plus intéressante qu’en Jamaïque (ce sont les Jamaïcains eux-mêmes qui le disent), ont plus de musiciennes actives qu’ailleurs ainsi que les meilleures sections rythmiques du monde. On peut continuer comme ça pendant des heures, haha. Bon y’a aussi des trucs qui craignent, évidemment. Si tu veux, on fait une interview spéciale Japon de 3 heures, comme ça j’ai le temps de bien sucer le cerveau du lectorat haha.


Quelles sont les prochaines actualités / sorties du label ? Je sais que l'on vous retrouve régulièrement dans des salons, sans compter votre bandcamp.


J : On participe effectivement à pas mal de salons et de foires tout au long de l’année maintenant que c’est notre métier, mais même si on a toujours quelques références du label qui trainent dans nos bacs, on ne s’y présente pas en tant que tel. En ligne, les sorties du label sont effectivement disponibles via Bandcamp, et tout le reste sur notre Discogs. Concernant l’actualité du label, on va participer à quelques sorties locales en 2025, en coproduction avec d’autres labels ou directement avec les groupes, mais rien n’a encore été annoncé, alors ça restera malheureusement pour encore un temps un secret :-) Disons simplement que ça sera très éclectique, comme à l’accoutumée haha !


A nouveau, merci pour le temps passé à répondre à ces questions. Ou est-ce que l'on peut vous retrouver sur Internet ? Est-ce que vous avez un dernier mot également ?


J : Merci à toi et Metalorgie pour le soutien de longue date et l’intérêt !

On peut nous retrouver ici : label - Instagram - Facebook - Distro


F : Merci Charles ! Longue vie à Metalorgie ! Et pour le mot de la fin, j’en choisis deux : MACRON EXPLOSION !!

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