Rune "Blasphemer" Eriksen (Aura Noir, Mayhem...)
par Neredude (05/08/2017)
Pour beaucoup, l'oeuvre de Mayhem se résume à De Mysteriis Dom Sathanas et au Live in Leipzig. C'est un tort, car les disques de la période 97-2007 sont à peu près aussi excellents qu'ils sont déconsidérés. Composés en quasi-intégralité par Rune "Blasphemer" Eriksen, jeune guitariste inconnu au bataillon à l'époque où il intègre la formation, ils ont contribué à maintenir Mayhem parmi les groupes les plus ambitieux de la scène metal extrême. Ce fut l'un de nos sujets de conversation avec Rune.
Pochette de A Season In Blasphemy, compilation regroupant les trois albums de Mayhem de la période Blasphemer, par Zbigniew M. Bielak.
Comment est-ce que tu écris ta musique ? Le processus est-il différent pour les différents groupes dans lesquels tu prends part ?
Le
processus global ne change pas vraiment suivant le groupe, c'est axé
sur les jams. Pour Aura Noir, par exemple, nous avons une idée précise
du style dans lequel les riffs devraient être. C'est plus ou moins la
même chose dans mes autres groupes, je sais dans quels styles les riffs
doivent s'inscrire, et c'est plutôt facile pour moi changer de
perspective à chaque fois. Avant, j'écrivais principalement sur
ordinateur. Mais maintenant, j'ai tendance à revenir à la bonne vieille
méthode : jammer avec le groupe. Et je crois que c'est beaucoup plus
sain. Par expérience, si tu ne travailles que sur ordinateur, tu as
tendance à rendre les choses trop complexes. Tu ajoutes des petits
détails qui ne sont pas forcément utiles. Globalement, ma façon de
composer s'axe énormément sur le riffing.
Je considère que tu
fais partie des quelques musiciens de la scène metal norvégienne qui
ont une approche unique de la guitare. Comment as-tu développé ça ?
Je
pense que ça peut venir du fait que j'aime beaucoup de styles de
musiques différents. Evidemment, j'ai grandi avec le hard rock et le
heavy metal, mais aujourd'hui j'écoute beaucoup d'autres choses. Je peux
écouter n'importe quoi du moment que la musique m'apporte quelque
chose. Je pense que je suis le produit de cet éclectisme. C'est
difficile de savoir d'où ça vient, mais je peux aussi dire que j'ai une
imagination très vivace, presque folle, et j'utilise ça à mon avantage
pour créer ma musique. [Il réfléchit] Tu sais, c'est de l'art. Tu as une toile vierge, et tu peux en faire ce que tu veux. Personnellement, je ne
me pose pas de limites. C'est presque comme une expérience scientifique
: essayer différentes techniques, des progressions d'accords ou de
timbre... C'est de l'exploration, aller vers des territoires inexplorés.
Ca a toujours été fascinant pour moi.
Parlons de ta trilogie d'albums avec Mayhem. Ca fait presque dix ans que tu as sorti Ordo Ad Chao. Je voulais savoir ce que tu pensais de cette musique avec le recul ?
Ce
sont différentes parties de ma vie, et quand je les écoute, c'est comme une machine à remonter le temps. Je me souviens clairement de tout
ce qui s'est passé à cette période... Pour le meilleur et pour le pire.
Je pense que ce sont trois albums très variés, avec beaucoup de chemin
parcouru de Grand Declaration Of War jusqu'à Ordo Ad Chao, avec Chimera entre
les deux. En les écoutant, je revois cette personne que j'étais à
l'époque. C'est un voyage, et c'était mon exutoire créatif à cette
époque. J'en suis fier, je les considère toujours comme de très bons
albums. Et j'espère que plus de gens auront l'occasion de les découvrir.
Tu viens de me dire que tu écrivais beaucoup sur ordinateur avant. Est-ce que tes albums avec Mayhem ont été écrit comme ça ?
Pour
tout te dire, si tu prends A Wise Birthgiver de Ordo Ad Chao, c'est un
enregistrement que j'ai fait entièrement chez moi. Nous avons ajouté
quelques filtres et une partie de caisse claire de Hellhammer. Mais à part
l'intro, toute la partie de marche vient entièrement de mon ordinateur,
dans mon home studio au Portugal. De fait, une bonne partie de cet
album a été écrite sur ordinateur, avant d'aller en Norvège pour le
répéter avec les autres. Pour Chimera, pas tant que ça. Je commençais
tout juste à m'intéresser aux ordinateurs, parce que j'ai une sorte
d'aversion pour les nouvelles technologies. Du coup, je n'ai eu mon
premier ordinateur qu'en 2002 ou 2003. Donc je dirais que Chimera est un
hybride de composition en improvisation et d'arrangements faits sur
l'ordinateur de mon côté. Mais Grand Declaration Of War a été entièrement
composé à l'ancienne, en construisant tout dans ma tête. A cette
période, je faisais beaucoup de longues marches à pied pour créer de la
musique. C'était l'étincelle qui allumait ma créativité. Donc je
marchais beaucoup dans Oslo, parfois de nuit, tout en créant de la
musique, construisant des passages dans ma tête, ce genre de choses.
C'est une méthode complètement différente. Je ne sais pas d'où cette
musique vient, c'était une époque étrange, tout était en train de
développer dans la scène, et nous avons été pris là-dedans, et ça a
donné cet album plutôt orienté avant-garde. Qu'on l'aime ou pas, cet
album l'est toujours aujourd'hui. Si tu considères ma musique globalement, il y a
une certaine cohérence : je ne veux pas me répéter. Je ne vois pas
l'intérêt de faire quelque chose que j'ai déjà fait auparavant. J'aime
essayer de faire des choses différentes et avancer un peu à chaque fois.
C'est particulier dans Aura Noir, puisque même si nous écrivons à
trois, ils ont souvent le dernier mot. Ce n'est pas vraiment mon groupe,
j'ai été le dernier à le rejoindre et c'était plus ou moins déjà fixé
que ça se passerait comme ça. Mais si j'écris quelque chose pour moi, je ne veux pas refaire le même album deux fois, tu peux l'entendre sur les
albums de Mayhem ou sur les autres albums que j'ai composé.
En discutant avec Czral, j'ai appris que votre local de répétition avec Mayhem était à côté de celui de Ved Buens Ende quand ils composaient Written In Waters.
Est-ce que tu as apprécié leur musique à l'époque et est-ce qu'il y a
eu une émulation entre ce que vous faisiez et ce qu'ils façonnaient de
leur côté ?
J'ai rencontré Carl-Michael à cette occasion en
1995, quand nous nous préparions pour Wolf's Lair Abyss. Mais il n'y a
pas eu vraiment d'échanges entre nous. On ne pouvait pas entendre ce
qu'ils faisaient. Ceci dit, je pense qu'eux nous entendaient, puisque
nous avions le grand local avec Mayhem, et ils avaient le petit de
l'autre côté. Mais étrangement, je n'ai rien entendu de leur musique à
l'époque, et pourtant j'ai un grand respect pour Ved Buens Ende.
J'ai lu dans une interview de Necrobutcher qu'il considérait que Chimera aurait pu être meilleur si le groupe avait plus travaillé en répétition. Qu'en penses-tu ?
Ce
sont ses mots. Moi, j'ai écris l'album. Il n'y a effectivement pas eu
beaucoup de répétitions, Mayhem était plus ou moins séparé à l'époque.
Le courant ne passait plus très bien entre nous, et ça n'a pas été une
période facile à gérer. (rires) J'avais moi-même mes batailles
personnelles à mener. Il en résulte que Chimera est un album étrange.
Il traite de secrets inavoués, avec beaucoup de vieilles idées associées
à une pensée et une attitude hors de contrôle. Ceci dit, certaines
chansons ont été vraiment répétées, comme Dark Night Of The Soul.
C'est d'ailleurs une de mes chansons préférées de Mayhem parmi celles
que j'ai écrite. Le reste l'a moins été, c'était de l'improvisation,
avec des échanges entre moi et Hellhammer essayant différentes choses,
mais les riffs venaient toujours de moi. Tu sais, c'est facile de
regarder en arrière et dire "nous aurions dû faire ci ou ça", mais ça ne
s'est pas fait. C'est comme ça, et l'album est bon, donc tant pis !
Actuellement tu es dans Aura Noir, mais aussi dans Earth Electric,
un groupe de Hard Rock orienté 70's. On peut dire que tu t'es éloigné
de ton style de Metal extrême bizarre et torturé. Est-ce que tu comptes y
revenir un jour ?
Absolument, c'est prévu. Je suis
actuellement en train d'écrire mon album "comeback" de Metal extrême. Il
devrait sortir l'année prochaine, et nous entrerons en studio en
décembre. C'est un secret actuellement, personne n'est vraiment au
courant et je ne vais pas te dire qui prend part au groupe. C'est mon
retour dans le Metal extrême, parce que c'est vraiment quelque chose qui
vient de moi, mon premier album depuis Ordo Ad Chao qui contient ce
type de riffing sombre et étrange. Le ton est peut être un peu plus Death Metal, old school, avec des riffs sur une corde. Comme je te l'ai
déjà dit, je ne veux pas me répéter. Par ailleurs, cet album ne sera pas
vraiment axé sur l'aspect atonal et dissonant comme l'était Ordo Ad Chao, parce que j'ai l'impression que tout le monde fait ça maintenant.
Tous les groupes de Black Metal que j'écoute se concentrent sur les
dissonances ou des riffs bizarres. Peut être qu'il est temps de passer à
autre chose ! (rires) Ce n'est pas que ce que font les autres détermine
ce que je fais, mais disons que je me suis lassé de tout ça. Je pense
que je suis allé aussi loin que j'aurais pu avec les dissonances sur Ordo Ad Chao. Ce nouvel album gardera une part d'étrangeté néanmoins, tout en
étant très puissant. J'ai vraiment hâte que ça sorte.
Est-ce un projet uniquement studio ?
Non,
il y aura des concerts. Ca sera un véritable groupe. Nous sommes
éloignés les uns des autres géographiquement, mais bon, le monde devient
de plus en plus petit ! Il y aura toujours un vol quelque part pour se
retrouver. Il faut jusque qu'on trouve un créneau libre pour tout le
monde et se concentrer là-dessus.
Tu as composé cet album seul ?
Oui,
mais il y a des musiciens avec des personnalités bien trempées dans le
groupe, qui ont des opinions. Avec l'âge, j'arrive mieux à écouter les
autres et ne pas être un dictateur. Je pense que c'est mieux ainsi.
Parfois, un riff n'a pas besoin d'être si compliqué ou bizarre :
" - Pourquoi on ne le fait pas en 4/4 ? - Ok, essayons." Et souvent ça
marche, donc il faut être ouvert à l'avis des autres. C'est important,
si tu as un groupe, que tout le monde en soit pleinement satisfait.
Quels sont les albums que tu considères t'ayant façonné en tant que musicien ?
Defenders Of The Faith de Judas Priest. Peut être aussi Beneath The Remains
de Sepultura. Je me rappelle avoir acheté Defenders en vinyl quand il
est sorti, j'avais dix ans. J'avais déjà d'autres albums de Metal mais
celui-là a eu vraiment beaucoup d'impact sur moi. Je pourrais aussi
citer Iron Maiden, Deep Purple, Motorhead. J'ai vu Motorhead pour la
première fois à 10 ans, donc Ace Of Spades et Overkill sont des albums
très importants pour moi. Je pense aussi que chaque période de ma vie a
eu ses albums phares. Là, je te parle des débuts, mais quand j'ai
grandi, je suis passé à Master Of Puppets, Reign In Blood, et ça a
façonné quelque chose d'autre en moi. Mais je pense que tout a commencé
avec Judas Priest, ou Kiss.
Qu'écoutes-tu en ce moment ?
Beaucoup
de musique des 60's et 70's. Peut être que je deviens paresseux, mais il y
a très peu de musique récente qui me plaît. Il y a des nouvelles
sorties que j'aime mais pas vraiment dans le Metal : Dead Can Dance, Queens Of The Stone Age. Sinon, beaucoup de Black Sabbath, Deep Purple...
Sinon, j'essaye aussi de redécouvrir des choses comme des albums
bizarres de Bauhaus. Ce que j'écoute change tout le temps, un peu comme
la météo ! (rires)
Que fais-tu quand tu ne joues ou écoutes pas de la musique ?
La
musique est ma vie : à la fois un travail et un hobby. Donc tout ce que
je fais a de grandes chances d'avoir un lien avec la musique, et je m'y
suis consacré à fond ces dernières années pour être au meilleur niveau.
Disons que j'essaye d'en vivre, tout simplement, et c'est tout
sauf facile ! On se crée tellement de barrières dans nos têtes... Je
crois que j'essaye de devenir une meilleure personne, de vraiment
prendre mes responsabilités. j'ai même commencé la méditation par le
yoga. Je vais essayer de m'exprimer avec d'autres moyens, peut-être par
la poésie ou la peinture. J'adore voyager, et essayer de développer une
compréhension plus profonde des choses. Essayer de vivre et de trouver
la clé pour se dire "tout va bien!" Il y a vraiment trop de choses qui
ne tournent pas rond dans ce monde.
C'est cette positivité que tu as essayé d'exploiter dans Earth Electric ?
Absolument.
C'est quelque chose que tu développes quand tu philosophes sur le monde
et que tu vois ce qu'il s'y passe vraiment. J'ai passé une semaine de
vacances (la première depuis très longtemps) dans le sud de la France il
y a peu. J'ai passé mon temps à marcher dans la forêt, dans des
villages médiévaux, sans regarder mes mails ou quoi que ce soit... Et
quand il était temps de rentrer, je me suis reconnecté, et la première
chose que je vois, c'est Donald Trump qui bombarde l'Afghanistan avec la
Mother Of All Bombs. Puis la réplique de Poutine avec le Father Of All
Bombs. Ca m'a vraiment frappé et je me suis vraiment demandé ce qui se
passe dans ce monde. Tout se rapporte à l'ego aujourd'hui, et nous nous
sommes tellement éloignés de l'aspect originel de l'humain. Le monde va
tellement vite, c'est facile de s'y perdre.