Tout art court à sa perte. Le Black-Metal n’y échappe évidemment pas, d’autant plus qu’il est un genre on ne peut plus fragile, notamment à cause de son histoire sulfureuse, et de l’extrême violence qu’il explore au tout début de son histoire, entamée réellement au début des années 90. 1994 est une charnière inévitable pour le black circle, et tout le futur à venir de ce genre venu de Norvège. Euronymous est assassiné par Vikernes, marquant la fin d’une époque, et presque tous les groupes majeurs de la période, aujourd’hui cultes, sortent des disques importants et incontournables dans l’histoire de ce style de musique (Mayhem, Satyricon, Enslaved, Burzum, Darkthrone). Musicalement parlant, sa construction et ses bases sont à peine posées, mais déjà solides et maîtrisées d’un assez grand nombre de groupes pour pouvoir se perpétrer dans le temps pendant encore un bon moment, tout en continuant à se bâtir plus fortement encore.
Cependant, une poignée de visionnaires l’a bien compris : l’une des évolutions possibles d’un genre défini et solidement ancré passe par sa destruction ; la perte d’éléments tangibles, la déformation de codes déjà obsolètes, toutes les solutions sont bonnes pour évoluer de manière illogique. Au milieu d’une avant-garde naissante, qui regroupe des groupes qui apportent des éléments nouveaux au black (Arcturus, Solefald, Ulver, entre autres), Ved Buens Ende, trio au line-up qui, des années après, fait baver, se positionne comme le premier groupe (si l’on écarte Abruptum) à entamer cette destruction grammaticale du metal noir.
1995, rendez-vous compte de l’avance qu’avaient Vicotnik (DHG, Code), Carl-Michael Eide (Aura Noir, DHG, Satyricon, Ulver, Virus, …) et Skoll (Arcturus, Ulver, …). Written In Waters, seul album à ce jour de Ved Buens Ende, certainement trop en avance sur son temps (son statut d’objet culte n’est venu que plus tard), brise les règles dans lequel la musique norvégienne s’est enfermée en seulement quelques années, en en gardant pourtant l’essence la plus pure. VBE n’use en rien d’artifices, d’apports nouveaux venus d’autres mouvements musicaux (si ce n’est un certain feeling très jazz par moments), mais se contente de supprimer des éléments, et d’en caricaturer d’autres pour un résultat complètement hors du temps. Des années plus tard, ce Written In Waters étonne toujours : d’une part par le contraste entre la finesse sonore et l’impression malsaine qui s’en dégage, et d’autre part par la métamorphose opérée d’un état d’esprit en une caractérisation toute autre.
Cet unique album de VBE est travaillé autour d’un son très doux, donnant presque une sensation de « black acoustique ». Les distorsions de guitares sont légères, rendant les riffs limpides et facilement compréhensibles, la batterie est mixée de manière très éthérée, donnant un son très jazz (je l’ai dit) et léger au tout, et la plaçant au dessus d’un point de vue phonique. La basse, très chaleureuse, évolue dans des lignes très présentes, douces et rondes, parfois pour souligner ou répondre au chant, quasi-exclusivement clair (quelques passages assurés par Vicotnik sont éraillés), et très mystique. La violence du propos vient d’ailleurs donc, de plans très caractéristiques du black metal présentés sous un angle différent de par cette production. Les dissonances de riffs, facilement distinguables grâce au son, prennent un autre visage, les blast-beats (et toute la puissance de la batterie) martelés sont détruits en plein cœur par des nuances rythmiques très fines, les changeant presque en « anti-blasts ». Written In Waters évolue sans cesse de manière incongrue, choquant régulièrement par des cassures violentes, dissonantes, parfois ressenties comme des implosions inattendues après les longues tirades poussives. Grâce à des riffs construits tout en arpèges, que l’on retrouve d’ailleurs beaucoup à l’heure actuelle dans la scène black, VBE innove, part dans des évolutions (presque des régressions) en développant des idées et des sonorités très malsaines. Du fait de sa transposition à quelque chose d’acoustique, le black metal de Written In Waters, complexe dans son fond, propose un résultat très déstabilisant. Les atmosphères souvent poétiques, parfois folles, amènent à une sorte de hantise minimaliste de l’esprit. Toutes les mélodies utilisées, superposées entre les instruments, deviennent complexes, obsédantes et hargneuses, pour un effet physique bien plus poussé que celui provoqué par bon nombre de pseudo groupes de black metal traditionnel entendus depuis.
Written In Waters, disque intelligent et très travaillé, de par son impression globale d’incohérence vis-à-vis d’une scène, bouleverse des acquis fraîchement mis en place. Certes, plus de 10 ans plus tard, l’effet n’est absolument pas le même, et il est clairement nécessaire de replacer la chose dans son contexte. Ved Buens Ende fut éphémère, ses membres partirent vers les horizons que l’on connaît, en laissant un objet devenu culte avec le temps, et surtout grâce au développement de pratiques musicales courantes dont il est la base, qui ont continué dans la voie de la déconstruction.
A écouter : Si vous avez le souci historique de la musique, et en particulier du black metal.