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Biographie

Nawaharjan

Jeune groupe de Black Metal Occulte allemand, la formation Nawaharjan a publié un premier effort en 2011 chez Scythe of Death production, nommé Into The Void. Elle revient en 2020, avec un album plus spécifique et personnel, qui parait chez le label ultra-occulte Amor Fati. Ils ont pour particularité de chanter en proto-germanique.

Chronique

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Lokabrenna ( 2020 )

La transcendance esthétique comme abolition de la matière, selon Lokabrenna de Nawaharjan


Pour ce papier, je vais utiliser une méthode un peu différente de ce qui se fait dans le monde de la chronique. Au lieu de m’épuiser inlassablement dans l’analyse technique des différents composants musicaux de l’album (une analyse pour laquelle je n’ai aucune compétence technique par ailleurs), je tiens à proposer, en plus d’une analyse musicale pas trop poussée, une analyse plus conceptuelle de la relation de l’œuvre à l’individu, qui me semble primordiale et très intéressante pour nous intéresser à une œuvre dans son entièreté. Nous n’allons pas nous éterniser et  tâcher d’être concis pour l’introduction ; tout ce qui doit être révélé le sera durant l’écoute de l’album (j’ai tendance à penser que tout ce qui gravite autour n’est pas approprié pour une compréhension profonde et esthétique d’une œuvre, autrement ces éléments ne feraient pas que « graviter » autour de l’œuvre, mais la constitueraient elle même).

Si il y a un détail formel que nous devons noter, c’est que Nawaharjan est signé chez Amor Fati, un label trop peu connu au vu des pépites qu’il engendre ; elles sont toujours d’un noir abscons, d’une oppression spirituelle inexplicable. C’est d’ailleurs en parfait accord avec le message derrière le nom du label : pour Nietzsche, l’Amor Fati (littéralement « L’amour du destin ») n’est pas un simple fatalisme développé dans des questions existentielles insolubles et éternelles comme ça peut être le cas chez certains groupes du BM. Il s’agit ici bien plus d’épouser le chaos et le destin, de ne faire qu’un avec eux pour saisir toutes les composantes esthétiques d’un monde constamment à vif, flirtant sans cesse avec l’éternité au moyen de l’œuvre d’art.

Avant de rentrer dans le vif de sujet, je tiens à faire un court aparté méthodologique. Je traiterai d’abord une partie abordant les éléments stylistiques et instrumentaux, pour tenter de cerner comment l’arsenal auditif du groupe se déploie, et tout particulièrement pour pouvoir le mettre en relation avec la seconde partie. Celle-ci développera une approche « philosophique » de l’œuvre d’art, et tentera de mettre en lumière une relation entre l’œuvre et une certaine notion d’accès au sacré ; ce sera l’occasion de tenter de comprendre ce qui, derrière une œuvre, provoque la transe, la possession et qui permet également à l’artiste de s’élever, le temps d’une litanie un peu particulière, grâce à la pratique d’un art profondément hiératique. Tant de mots et de tournures de phrases pas nécessairement intuitives que je tenterai de mettre au clair pour permettre à quiconque lira cet écrit de pouvoir s’approprier mon analyse et de la transposer à sa propre expérience de l’art et de la sensibilité.

Tout comme la majorité des sorties de ce label, Nawaharjan produit un black metal unique, qui trouve lui même son propre extrême, là où chez le même label, l’excellente formation Hwwauoch tente d’incarner l’oppression et l’étouffement de la manière la plus obscure possible. Pour la formation allemande dont il est question aujourd’hui, nous pourrions sans problème les apparenter au Black Metal Occulte, sous-branche « Rituels à capuches&sacs d’encens ». Mais loin de les réduire à cette appellation quelque peu péjorative, il s’agit plutôt de définir l’horizon musical dont il est ici question. 

L’album est d’une intensité rare, dont chaque moment semble cohérent tant avec ce qui le suit qu’avec ce qui le précède. Des longs riffs hypnotiques –  me rappelant ceux qu’on pourrait par exemple trouver chez Ancient Moon – se tordent encore et encore, par dessus une batterie qui, malgré qu’elle ait un blast facile mais TRÈS efficace, sait faire preuve de variété pour donner des moments d’hystérie rythmique à ses compositions, flirtant parfois avec des rythmiques plus « rock n roll ». Les lourds passages en tom bass qui savent imposer une ambiance très ritualiste servent complètement la finalité esthétique des morceaux ; néanmoins, ce qui est véritablement fascinant dans les compositions de Nawaharjan, c’est qu’elles savent rester ancrées dans le cadre d’un esprit musical, qui n’en est pas pour autant une contrainte : on est rapidement surprit par des moments plus calmes comme le solo final du magnifique 3ème morceau, Skuwwe. Si l’on est balancé à travers les dissonances et les tremolos incessants, l’ensemble se renouvelle à la perfection selon les morceaux, avec par exemple des arpèges bien placés sur la fin (encore une fois) de Skuwwe

Je terminerai cette analyse strictement musicale en parlant de ce qui m’a le plus frappé lors de mon écoute, après les riffs hypnotiques : la place du chanteur, le style de son exercice, mais surtout sa langue. Écrivant en proto-germanique, les phonèmes du dit langage sont véritablement surprenants et ajoutent une touche non négligeable à la transcendance globale que le chanteur assure. Celui ci prend la position d’un prêtre en pleine communion avec une dimension sacrée, hurlant, scandant et rythmant ses paroles selon la musique, ce qui produit des passages véritablement stupéfiants qui sont présents dans la quasi-intégralité des morceaux (on pourra par exemple prendre pour exemple Utfursko, le premier morceau publié). L’aspect solennel qu’on retrouve dans son chant est déterminant pour l’ambiance religieuse qui transpire véritablement de l’album. Si sa diction est difficile à retranscrire à l’écrit, il est possible de souligner comme les intonations du proto-germain m’ont régulièrement fait penser à un elfique Tolkiennien plus sombre et rude à l’écoute. Il n’y a pas grand-chose à ajouter à cette analyse ; l’ensemble de l’album est à mes yeux irréprochable, et fait preuve d’une cohérence infaillible, où chaque partie semble dépendante de l’ensemble de l’album. Le fait qu’un album soit parfait au point que chaque élément semble à sa place, et que chaque note semble essentielle à la cohérence de la production, me semble pouvoir qualifier Lokabrenna de chef d’œuvre sans trop de difficulté. Malgré que j’identifie clairement l’ensemble de l’album comme un sans faute, ce n’est absolument pas avec ma pauvre analyse de sa richesse musicale que la chronique pourra être complète. Si ma perception individuelle n’est pas capable de rendre compte d’une certaine portée métaphysique et spirituelle profonde, c’est que l’analyse des schémas auditifs ne suffit pas à comprendre et approcher correctement l’album. Passons maintenant à tout ce qui en fait un album hors du commun.

L’analyse conceptuelle qui va suivre n’est pas limitée à Lokabrenna. Elle est à mes yeux ce qui caractérise des chefs d’œuvres, et ce qui représente de la manière la plus appropriée la transcendance par l’art.  Évidemment, toute alchimie, toute possession permise grâce à une œuvre d’art, reste un phénomène esthétique pur. Même si la subjectivité indépassable du Beau – très courante à notre époque, par exemple à travers des expressions comme « chacun ses goûts » – peut en fait être renversée comme un phénomène objectif à partir de critères individuels précis, comme le fait que les individus aient une éducation perceptive suffisante pour comprendre et approcher ce style musical précis, la différence des degrés de cette éducation à l’échelle inter-subjective fait qu’il peut y avoir des désaccords et des interprétations différentes de l’œuvre. C’est précisément pour cela que je vais tenter une analyse de cet ordre : c’est pour qu’elle tente de se frayer un chemin dans les réflexions individuelles et de proposer une autre manière de voir cet album, et plus largement, les œuvres d’art en elles-mêmes. D’ailleurs, bien qu'il faudrait définir le terme « œuvre d’art » pour notre analyse, ce serait là un exercice très long et fatiguant pour tout le monde, je vais donc volontairement laisser de côté cette zone.

Et pour traduire ce sentiment qui me submerge durant l’intégralité de Lokabrenna, je pense avoir trouvé une formule appropriée : c’est trop, c’est tellement trop. Un peu de déconstruction du Moi pour tenter de clarifier l'approche :  c’est trop pour moi, l’individu à l’identité construite historiquement, délimitée dans le temps et le contexte. C’est trop pour mon corps qui ne peut supporter qu’une certaine quantité de décharges sensibles, jusqu’à devenir hors de contrôle et se perdre dans le sensible, plongeant dans l’oubli de soi même. Qu’est ce que ça veut dire, d’aller au-delà du corps ? Qu’est ce qui est, dans cet au-delà ? Et surtout, qu’est ce qui fait de Lokabrenna le médiat entre Moi, simple auditeur, et un sentiment intime de sacré, de mystique ? 

Il y aurait assez de matière pour faire un mémoire sur ces questions, mais je vais m’attarder sur un symptôme spécifique lié à ces expériences, que certain.e.s d’entre vous ont pu vivre dans des concerts particulièrement marquants où d’autres contextes artistiques particuliers qui vous ont marqué. C’est ce phénomène d’oubli de soi, corporellement parlant, qui ressort de différentes manière, dans ces moments d’érosion sensible intense, vibrant au son d’un artiste unifiant son public dans cette expérience.  Mais c’est aussi l’oubli de soi qui ressort dans l’activité de composition et son abstraction de schémas Apolliniens, et qui tente de laisser place à Dionysos et son inspiration bestiale, instinctive, presque primitive. Cela produit un objet – l’œuvre – presque déconnecté de son créateur, comme si il semblait prendre une certaine indépendance et développer une existence qui lui est propre.

L’œuvre, véritable entité universelle qui unit le Monde sous son esthétique unique, transporte les sensibilités au rythme des différents stimuli sensibles qu’elle déploie. Elle remue, émeut, fait danser, fait bouger, fait frapper. La notion de transcendance, qui peut trouver une sémantique différente selon les penseurs par lesquels elle est utilisée, indique la plupart du temps le dépassement de l’être-chair, le dépassement de la matière. Comme un ravissement de l’esprit au corps, un abandon de la raison et de l’individualité du corps, au profit d’un monde supérieur, qui serait constitué d’une réalité esthétique bien particulière, propre à chaque œuvre. 

Pour moi c’est exactement cela que fait Nawaharjan avec ce nouvel album. Je ne sais pas si cela provient des thématiques religieuses abordées, et à vrai dire ça importe peu : c’est l’intensité, la passion dévorante, celle qui prend aux tripes et qui émeut sans cesse, qui compte réellement et qui fait toute la valeur d’une telle création. C’est la constante mise à l’épreuve du corps, qui après avoir enduré des perturbations inévitables et violentes, va s’abstraire de lui même, et sortir de la matière pour s’élever vers une Mystique énigmatique. C’est précisément cela  qui ressort de mon écoute intensive de Lokabrenna : comme la sensation d’être lié, de toucher du bout des doigts une réalité qui m’est d’habitude inaccessible.

Comme une réalité sacrée ; et je mets derrière ce terme un ensemble de sens très usuels, trouvables très rapidement en une recherche internet. C’est l’idée d’un monde hors du temps, hors de la matière et de la raison, dont la relation entre l’art et l’individu serait un moyen d’accès aussi incertain qu’absolu. Incertain par tous les éléments contextuels nécessaires pour son accès ; absolu pour sa puissance transcendante et son éventualité toujours présente, qui ne dépend que des éléments contextuels pour y avoir accès. C’est par l’ensemble musical de l’œuvre, par sa dimension spirituelle et par l’approche des artistes que va émerger cette caractéristique hiératique de l’art, que je retrouve personnellement également chez Amen Ra, mais aussi d’autres groupes qui sont propres à mes goûts musicaux. Si chacun peut trouver « chaussure à son pied » (bien que la relation être / œuvre ne soit absolument pas une relation utilitariste, élément primordial à rappeler), il apparaît que certains artistes, une fois que nous sommes dans la disposition nécessaire pour approcher leur œuvre, sont capables de transporter les esprits au-delà de l’enveloppe charnelle et de les transcender. Pourrions nous dire de ces groupes qu’ils sont les garants d’un Beau objectif Kantien ? Est ce que cette transcendance, ce ravissement de l’esprit est un phénomène universel ? Autant de questions complexes qui nécessiteraient une dialectique rigoureuse et une méthode précise pour mener l’analyse à termes.

Mais ceci dit, au vu de nos analyses, nous pouvons déjà nous acheminer vers une conclusion au sujet du nouvel album de Nawaharjan. Comment penser Lokabrenna, et plus largement le chef d’œuvre, autrement que comme un portail, une voie d’accès exclusive à la transcendance, à l’au-delà du corps et de la raison ? La transposition de l’horizontal, plan sensible et matériel du vécu, à la verticalité sacrée, plan spirituel d’une certaine expérience esthétique profonde et transformante, semble correspondre à mon interprétation du chef d’œuvre.

C’est comme cela que je vois cet album : une création qui retranscrit la possession, qui la subjugue dans un médiat musical occulte, intentionnellement sacré. L’ensemble est, musicalement parlant, très authentique et frontal, ce qui m’induit une relation très directe avec l’œuvre, comme une opposition franche dans laquelle je me perds finalement pour m’échapper dans le sensible et l’universel. C’est véritablement là que se trouve la force de l’œuvre : dans sa capacité de nous porter hors de nous mêmes, et de nous unir aux autres individus qui ont eux mêmes abolis ce statut d’individualité. Et aux sons des litanies scandées sur la fin de Utfursko se laisse entrevoir un au-delà, aussi éphémère qu’unique. C’est là qu’échoue l’esprit, loin du corps, loin de la raison, et qu’il ne fait que s’éprouver jusqu’à la perte de soi même. Le Black Metal, la musique comme accès au sacré, comme atteinte d’un mystique qui perd ce statut par sa même découverte. Quelques instants en dehors de tout, tous liés dans un monde aussi individuel qu’universel, au fil de sons hallucinés, qui ne cessent de me montrer mon corps qui n’est plus le mien, mais rien de plus que le pur objet-matière, subissant l’art et l’expérience esthétique. 

C’est trop, beaucoup trop. Et c’est tant mieux. 

A écouter : Skuwwe, Utfursko
Nawaharjan

Style : Black Metal Occulte
Origine : Allemagne
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