My Bloody Valentine, en cette année 1991, vient de concevoir l’album-liant entre deux époques. Un véritable disque-surpassement qui tue le père noise de The Jesus & Mary Chain ou Sonic Youth en unissant son héritage bruitiste à la froideur pop toute céleste des Cocteau Twins. Tout un pan du rock des années 80 est là, prenant corps dans un brasier électrique éblouissant comme s’il était destiné à éclairer la lanterne d’un maximum de groupes de la décennie à venir, si intense qu’il en a même consumé ses auteurs après une lente auto-circonscription dans les studios d’Island Records en 1992. Loveless est donc une sorte de testament, mais son génie résidait dans le fait qu’il fut aussi une révélation travestie/caricaturée en ce que l’on nomma alors benoîtement "shoegazing". Il fut par conséquent "la fin" autant que "l’origine".
Et pourtant rien, pas même l’excellent Isn’t Anything sorti en 88, ne laissait présager un tel "Projet Manhattan" du rock. D’entrée de jeu, My Bloody Valentine parachute son passager/auditeur dans son monde avec le vertigineux Only Shallow, véritable poussée noisy dans le dos de celui qui hésiterait à faire le grand saut Loveless. On est dès lors confronté pendant près de 48 minutes à ce qui a fait de MBV un groupe unique, à savoir ce rapport chimique entre mélodies pop et expérimentation noise, insaisissable agrégat auréolé du romantisme post-adolescent qui fascinera tant Billy Corgan. Avec ces onze titres, on marche sur les cendres fumantes d’une ère révolue, étourdi par les guitares propageant larsens en volutes, accords au fuzz irradiant, barrés-aurores boréales sur des rythmes effrontés ou si sensuellement désinvoltes. Tout ici n’est qu’éther et brouillard rêveur, tel le chant dual et diaphane de Kevin Shields et Bilinda Butcher, ainsi que ces synthés venant délicatement caresser la nuque. Autant de constructions appelant au songe, à la volupté, ou bien la mélancolie la plus vibrante (la ballade absolument définitive qu’est Sometimes) dans un voyage dont on récuserait perpétuellement le terme.
Avec Loveless, les Irlandais livrent un disque au goût d’absolu, incomparable, auquel on s’expose plus qu’on ne l’écoute. Il a fait du groupe un pivot décisif des années 90 - inspirant toute une cohorte de prestigieuses formations rock comme les Smashing Pumpkins, Placebo, ou Radiohead – et un modèle de symbiose entre expérimentation et intelligibilité. Les années passent et pourtant cet album ne parvient pas à s’évanouir. Comme si le corps de cette Valentine ne devait jamais être exsangue.
A écouter : une fois dans sa vie.