"La victoire est pour ceux qui auront su faire le désordre sans l'aimer". Qui mieux que le situationniste Guy Debord pouvait ouvrir le nouvel album de Monsieur Saï? "La Guerre ne fait que continuer", dit-il sans détour, et par cette affirmation, brandit le spectre du conflit permanent.
Un conflit à double entrée. D'abord celui imposé par une élite d'imposteurs, aux politiques nauséabondes et mensongères, responsables d'une décadence morale et maladive qui conduit une société apathique à faire passer pour un fait divers et, donc, à cautionner l'assassinat d'un enfant rom ("Quand une société dévore ses enfants, elle est irrémédiablement malade / Quand elle tue les enfants des autres, elle est juste infecte, puante, rance, à dégager", sur "65 millions de grimaces"). Les illusionnistes aux grands discours dansent sur la misère du peuple méprisé. La Guerre ne fait que tuer, et l'atmosphère est tourbée; de fait, avoir confié le mastering de l'album à Dalëk n'est sûrement pas un hasard. Le flow amer et affûté de Monsieur Saï évolue sous une chape de plomb et les lyrics trouvent en permanence écho dans les instrumentations viciées du MC. Le soin accordé au décor se fait également sentir dans l'utilisation très free du saxophone de Arth?, fidèle compagnon, conférant à la rythmique Hip-Hop des airs noise pas inintéressants sur des titres à la violence assumée, qu'elle soit sourde ("65 millions de grimaces", "Qui Nous protège de nos protecteurs : Pt. II" à charge contre les forces de l'ordre et la criminalité en col blanc), ou plus frontale ("Caféine", la paranoïaque). Un rien désabusé, la colère grondant, les sonorités de "Mauvais genre" sont dures, le débit est rageur, ne témoignant d'aucune pitié pour la femme objet, un autre déchet d'une société lacérée. On pense à La Canaille dans le mélange des genres et ce grondement de révolte intérieur qui, inexorablement, ne demande qu'à éclater.
L'autre face du conflit, c'est donc la résistance et l'appel aux armes face à la léthargie et à l'ignorance. Et c'est peut-être là que Monsieur Saï est le plus pertinent dans son propos. Loin d'appeler à un soulèvement de masse et au Grand Soir, il invite à la "rébellion, oui, mais par l'intelligence", allant tirer dans sa propre expérience, quand le rap avait encore une sens : "Devinez qui m'a donné envie de lire quand j'avais douze ans / qui m'a dit d'aimer ma mère et mon dictionnaire / Y a pas de mystère, ce goût amer vient d'un ministère" sur la très old school et étonnante "Peu de gens savent", hommage formidable aux rappeurs poètes des années 90 (pensez L'Ecole du micro d'argent, NTM) qui savaient jouer sur les mots et les références historiques et littéraires pour éduquer les gamins désœuvrés. Si Monsieur Saï vomit le système et les élites, il est aussi - si ce n'est plus - corrosif avec ce qu'est devenu son genre aujourd'hui, fait de charlatans et des fouille-merde qui les entourent, "révoltés en carton", qui misent sur l'image au détriment de l'action et pervertissent une jeunesse qui a perdu la foi en la révolte.
"Le désordre c'est moi", disaient certains sous une autre forme. C'est Monsieur Saï aussi, dont le Hip-Hop s'affranchit des formes traditionnelles, bousculant les codes, puant la sincérité jusqu'au refus de se regarder dans la glace (dans les 65 millions de grimaces, cette société auto-satisfaite, il y a lui, il y a toi, il y a moi). Ces dix titres sont autant d'invitations à renverser l'ordre établi et s'approprier la logique du système pour le transformer. Comment pouvait-il conclure autrement : " Nos vies, nos voix, nos cris, nos droits, nos luttes, nos choix, nos chutes, nos lois, nos grèves, nos lèvres, nos rêves, c'est la guerre / La Guerre ne fait que continuer". Mais cette fois, c'est de notre guerre qu'il s'agit et là est toute la différence.
A écouter : 65 Millions de grimaces