Né au début des années 90, je n'ai jamais connu la Guerre Froide. Fascinante à bien des égards, cette période a inspiré beaucoup de groupes de Post-Punk, Coldwave, et pour cause : quand se construit l'après Punk et ses dérivés, le monde est toujours coupé en deux, dans la crainte de la menace nucléaire. Kraftwerk (Radioactivity), Oppenheimer Analysis (Cold War) ou Pere Ubu (Chinese Radiations) sont autant d'exemples de groupes ayant livré un témoignage musical et textuel de ces sujets propres aux années 70-80.
Encore une fois, je n'ai jamais vécu cette période, mais pour une raison que j'ignore, j'associe nécessairement ces événements à la musique de Molchat Doma (prononcez "molchat dama"), des hommes entre vingt et trente ans eux aussi. Mais leur passif est différent du mien et leur confère une légitimité certaine, car ces messieurs sont nés dans le bloc de l'Est et plus particulièrement en Biélorussie, un pays encore profondément marqué par son ours de voisin.
De ce Etazhi (« étages ») on retient un climat Coldwave / Synthpop austère, empoisonnant délicieusement toutes les tentatives de sonner un peu dansant ou léger. Des morceaux comme Na Dne, malgré ses claviers entêtants, n'échappent pas au spleen urbain car colorés par le filtre volontairement passéiste et imparfait apposé sur chaque instrument. Les voix ne nous parviennent que depuis une reverb de hangar désert, les synthés et guitares semblent usés, la boîte à rythme toute petite. Et c'est avec un arsenal aussi minimaliste que le trio délivre des titres aussi forts que Sudno, sonnant comme une course-poursuite nocturne à bord de Lada cabossées dans des parkings souterrains mal éclairés. En fait l'imagination et l'exotisme froid se renforcent d'autant plus que Molchat Doma déclame ses textes en Russe, un choix très esthétique musicalement et laissant les non-initié.e.s à la langue libres d'associer les images souhaitées aux mélodies amères. Ajoutez à cela une curiosité architecturale sur la pochette (l'hôtel Panorama, établissement slovaque datant des années 1970) et le cadre d'un Est européen post-soviétique fantasmé prend forme.
Et bien que le décorum soit important, le groupe n’oublie pas de signer neuf titres tous pourvoyeurs d’airs vite mémorables. Avec une petite trentaine de minutes au compteur, le trio s’en sort admirablement et appelle l’auditeur à rejouer Etazhi deux ou trois fois de suite pour atteindre une complète satiété. Du clin d’oeil aux robotiques Kraftwerk (Prognoz) aux ballades mélancoliques entre les barres d’immeubles (Kletka et sa noirceur très Joy Division), ce deuxième album des biélorusses a forcément de quoi séduire les désabusé.e.s de tout poil que l’asphalte emprisonne.
Avec ses airs de relique d’ex-URSS, Molchat Doma a notamment trouvé le succès hors de ses frontières, tournant en Europe et aux Etats-Unis et signant chez la maison new-yorkaise Sacred Bones Records. Doit-on l’expliquer par une curiosité malsaine des occidentaux ? Une forme de dépaysement propre au monde moderne ? Peut-être. Paradoxalement, nul n’est prophète en son pays : l'Office de l'idéologie biélorusse n’a pas autorisé le groupe à se produire sur scène. Comme si le Rideau de Fer n’était pas encore tout à fait tombé.