Kayo Dot
Inclassable

Coyote
Chronique
Il s’en est passé du temps depuis ce Choirs of the Eye chroniqué en ces pages. Et laisser tant de temps à quelqu’un comme Toby Driver, c’est lui laisser un champ d’évolutions infini. Incapable de se figer dans une ligne de conduite artistique, par convictions, le jeune new-yorkais a depuis 2004 fait transfigurer son entité Kayo Dot à plusieurs reprises, abandonnant peu à peu le metal reminiscent de l’époque des glorieux Maudlin of the Well, et intellectualisant au fur et à mesure le propos jusqu’à tomber dans une abstraction succulente et très relative à la musique savante, injustement impopulaire, perdant de surcroit une bonne partie de son public initial. Méprisé, raillé, incompris, Kayo Dot aujourd’hui n’attise plus la curiosité, demandant un effort considérable pour ingurgiter et comprendre chacune de ses créations, et n’est plus suivi que par un cercle assez restreint de fidèles peu avares en efforts à la vue de la richesse de l’univers de la formation américaine. Coyote n’inversera pas la tendance, Toby Driver ira de toute manière où il a envie d’aller, sans la moindre considération sur la réception faite à son œuvre, convaincu à juste titre de l’intérêt de sa démarche, totalement unique dans le milieu de la musique, a fortiori dans le secteur indépendant. Coyote est, comme le laisse annoncer son artwork, le plus noir des disques de Kayo Dot, mais aussi à la fois le plus accessible que le plus abstrait. Et le plus bouleversant, de loin.
Coyote est terrible de désespoir et d’amour, cela se ressent dès les premières écoutes, et au fur et à mesure de celles-ci, il se dégage à travers cela une âme extraordinairement puissante. Par son abstraction, son éloignement de la caricature post-rock habituelle, Kayo Dot démontre une intelligence à affirmer sa composition comme pertinente en tout instant, moins versatile que sur ses précédents disques. Ce quatrième album a d’ailleurs une histoire bien particulière. Ecrit en collaboration avec une amie proche de Toby Driver, artiste elle aussi, Yuko Sueta, alors malade du cancer et luttant contre la mort à travers son art. Malheureusement le disque fut terminé sans elle, bouleversant la fin du travail de composition et l’état d’esprit du jeune homme. Ne restent plus d’elle sur le disque que ses textes, chantés par Driver, témoignage de sa lutte et une grande douleur omniprésente recouvrant le disque d’une lourde chape de mort. Dès le départ s’étaient adjoints au line-up les new-yorkais Tim Byrnes, Terran Olson et Daniel Means, musiciens reconnus jouant respectivement trompette, saxophone ténor et saxophone alto, et bien évidemment l’incontournable et sublime violoniste Mia Matsumiya, accompagnant Kayo Dot depuis longtemps. De fait, au moment de se mettre à coucher des notes sur le papier, Driver, composant comme à son habitude en fonction des instruments qu’il a à disposition et plus particulièrement des instrumentistes à qui il a à faire, possédait déjà le potentiel pour transfigurer sa musique et lui donner un aspect ténébreux et dramatique. Et découvrir la composition de Toby Driver dans un tel registre est un véritable délice.
Coyote est d’une rare richesse musicale, se révélant paradoxalement le disque de Kayo Dot le moins changeant en atmosphères. Il est en fait un juste mélange entre des genres musicaux a priori peu de fois réunis, free-jazz ambiant à rapprocher des géniaux Supersilent, musique contemporaine faisant la part belle à une dissonance très académique et post-rock abstrait et langoureux. L’ouverture du disque est magistrale, mystérieuse, minimaliste, avec son violon tressautant, ses percussions éparses et discrètes nappes de cuivres, déchiré par le chant de Toby Driver, toujours aussi particulier mais à fleur de peau comme jamais, criant la douleur de Yuko Sueta « Help me, i’m disappearing ». Plus que jamais, la musique de Kayo Dot apparaît comme écrite minutieusement, orchestrale et pensée, ce qui est tout à fait loin de lui retirer tout potentiel émotionnel, gros défaut adressé à Kayo Dot. Le jeu de l’entrelacement des différents instruments, pizzicati ou mélodies sublimes au violon, basse motrice et cuivres éphémères apportant ça et là des mélodies inattendues de longueurs variables, rebondissant l’un sur l’autre, évitant le rebondissement spectaculaire au profit des discrètes apparitions, offre une richesse d’écoute rare, de surcroit si l’on compare le résultat à n’importe quel groupe affilié post-rock. Rarement sur Coyote le propos se fait plus énergique ou rythmé et quand il l’est, il n’en fait jamais trop, mettant en valeur des mélodies puissantes en termes de composition. Même le déchainement de colère désespérée du premier morceau de bravoure du disque, Whisper Ineffable, n’en fait pas trop. Sa batterie mécanique et répétitive, déchaînée brusquement telle une violente émotion assaillant le compositeur, étirée par son chant plaintif et les cuivres obsédants, se voit mourir au dernier souffle de son éveil en un bruitiste free-jazz incarnant un parfait dernier accès d’abattement et de liberté de disque. Puis la trompette, vibrante, mourante, s’éteint, accompagnée par un violon dissonant gémissant le trépas. C’est l’âme de Coyote qui vient de se révéler et de subjuguer. Elle se dévoile encore plus à travers sa musique très chique sur l’autre énorme pièce, The Shrinking Armature, treize minutes (rien d’exceptionnel chez Kayo Dot) représentant une éternité difficile à capter. Sa polyrythmie d’ouverture étrange, entre la discrète batterie et la trompette s’évertuant à ne rester que sur une seule note, en dualité avec un violon épique et une étrange ligne de basse, fascine totalement dès les premiers instants pour une nouvelle fois nous abandonner seul à un désert sonore intriguant et minimaliste, parsemé de spasmes, jusqu’à l’entrée du rhodes salvateur qui semble prendre en main les choses et guider l’envolée du morceau, d’abord puis saccadée puis brillante, pour la première fois du disque. Puis c’est la chute vers une fin de morceau des plus audacieuses et abstraites, quand, après avoir structuré les différents éléments apparus depuis le morceau grâce au rhodes et à la rythmique de batterie soutenue, le morceau change brusquement de tonalité, basculant vers la grâce, emporté par un long et sublime déchirement de trompette, glissant lentement vers une nouvelle descente, terminée en une suite répétitive hypnotique brusquement arrêtée. Insaisissable, et brillant.
Pour la première fois depuis le début de sa discographie, Kayo Dot semble à fleur de peau, sensible. Pas une fois le chant de Toby Driver n’est éraillé, manifestement endeuillé, sans colère. Sa musique en est transfigurée, palpitante et assumant son abstraction naturellement révélée de fait. Oublions que Kayo Dot avait quelque consonance metal, n’exigeons rien d’eux, leur odyssée musicale est passionnante, et prendra encore diverses formes (en témoigne l’EP Stained Glass sorti après de quatrième album). Coyote a une classe immense, hyper touchant et insaisissable à la fois, beau et froid, affirmant la liberté de la formation et sa créativité. Quoi qu’on en dise, Kayo Dot est probablement l’un des groupes les plus intéressants de la musique indépendante, complexe, charismatique et unique. Le comprendre se mérite, prend un temps colossal et mène à une certaine forme de plénitude. Vivement la suite.
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En tout cas, en voilà un album dramatique, rempli d'une noirceur empreinte de tendresse. De la musique comme vous n'en avez jamais écoutée. Je n'en rajoute pas plus car la chronique a tout dit.