Grandaddy
Pop sophistiquée

The Sophtware Slump
1- He's Simple, He's Dumb, He's the Pilot
2- Hewlett's Daughter
3- Jed the Humanoid
4- The Crystal Lake
5- Chartsengrafs
6- Underneath the Weeping Willow
7- Broken Household Appliance National Forest
8- Jed's Other Poem (Beautiful Ground)
9- E. Knievel Interlude (The Perils of Keeping It Real)
10- Miner at the Dial-a-View
11- So You'll Aim Toward the Sky
Chronique
Certains groupes n’accèderont jamais à une notoriété que leurs fans considèreraient comme « méritée », ces mêmes fans serrant pourtant les fesses, dans une attitude pour le moins paradoxale, pour que leurs chouchous restent aussi méconnus que possible, préservant ainsi ces derniers d’une évolution forcément négative et obligatoirement salie par une dérive mercantile et dépourvue d’âme. Lorsque Grandaddy signe en 1999 chez V2, le label du milliardaire britannique Richard Branson, le groupe connaît déjà un joli succès d’estime. La sortie l’année suivante de leur deuxième LP, The Sophtware Slump, va propulser les Californiens sous une lumière qui ne fera pourtant que rendre évident pour un public plus large le génie de Jason Lytle, sans jamais érafler les joyaux qu’il polit de façon méticuleuse et presque obsessionnelle. Car l’homme à tout faire de Grandaddy est un individu tourmenté qui a, heureusement pour nous, trouvé dans la musique une façon de ne pas céder à une vision du monde que l’on devine particulièrement sombre. Derrière ce cliché collant à de nombreux artistes se livre cependant un auteur-compositeur qui parvient, l’air de ne pas y toucher, à susciter des émotions que l’on avait trop facilement décidé d’enterrer, de peur qu’elles nous fassent beaucoup plus de mal que de bien.
On entre dans cet album de façon inconsciente et confortable grâce… à ses imperfections supposées, qui le rendent de fait plus abordable. Grandaddy semble fuir à tout prix une progression linéaire au sein de ses morceaux, n’hésitant pas à jouer sur des faux départs, des recommencements et des changements de cap radicaux. La richesse des arrangements qui marque The Sophtware Slump n’est en aucun cas de la poudre aux yeux. Chaque accord de guitare, chaque note de piano, chaque nappe de clavier participe à sa mesure à des mini-symphonies pop qui peuvent sembler dans un premier temps dysfonctionnelles, avant que leur justesse et leur sincérité ne finissent pas les rendre totalement addictives. Placer un titre aussi ambitieux que fragile comme He’s Simple, He’s Dumb, He’s the Pilot en ouverture de l’album montre à quel point Grandaddy ne craint à aucun moment de se mettre à nu devant nous. Pas question cependant d’un exhibitionnisme racoleur, les hésitations apparentes de ce morceau rentrent en fait dans le cadre d’une démarche foncièrement réaliste, illustrant le désarroi quotidien de l’homme face à un monde dont la technologie le dépasse autant qu’elle le sert. Un thème que l’on retrouve d’ailleurs, plus ou moins clairement exprimé, tout au long du disque.
Le récit poignant de la mort de Jed the Humanoid, robot fabriqué à l’image de son créateur, capable des mêmes gestes mais victime des mêmes vices, illustre la vanité d’un progrès qui ne crée finalement que de la tristesse et de la frustration (« Jed had found booze and drank every drop, he fizzled and popped, he rattled and knocked, and finally he just stopped »). Il ne s’agit pourtant pas de réduire The Sophtware Slump à sa mélancolie, même si les textes en sont empreints de la première à la dernière minute. Les moments plus lumineux y ont aussi leur place. C’est cette bipolarité qui donne tout son intérêt au disque, lui apportant suffisamment de contraste pour exprimer à la fois pessimisme et optimisme, abattement et combativité. Les mélodies à la (fausse) simplicité entraînante de Hewlett’s Daughter, The Crystal Lake ou Chartsengrafs tranchent avec le minimalisme bouleversant d’Underneath the Weeping Willow et le lyrisme inquiétant de Jed’s Other Poem (Beautiful Ground). L’énergie se met au service de l’expérimentation sur Broken Household Appliance National Forest et ses passages aux tendances bruitistes, alors que le besoin d’évasion présent chez chacun d’entre nous prend corps dans Miner at the Dial-A-View, évocateur des regrets inhérents à toute décision. Pied de nez ou sincère profession de foi ? Grandaddy conclut l’album avec And You’ll Aim Toward the Sky, dont l’espérance qui se dégage (« And you'll rise high today, fly away, far away, far from pain ») se voit finalement nuancée d’un « good luck » impersonnel et très certainement ironique.
S’il n’a pas la réputation d’OK Computer (Radiohead) ou de Yankee Hotel Foxtrot (Wilco), The Sophtware Slump fait pourtant figure d’album total, cristallisant les peurs et interrogations inhérentes à l’entrée dans le 21ème siècle. Près de vingt ans après sa sortie, il reste d’une beauté, d’une pertinence et d’une richesse absolues.