Il y a un siècle, Marcel Proust écrivait, dans La prisonnière*: « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est. »
Nul doute que Gnaw, sextet new-yorkais emmené par Alan Dubin (ex-Khanate), incarne aujourd'hui cette idéale interface sonore, ce sombre miroir opalin, presque translucide, à travers lequel l'ici des autres devient l'ailleurs des uns. Avec son troisième album en date, Cutting Pieces, Gnaw, joyeux agélaste des terreurs les plus exogènes, poursuit ses recherches par delà le pays des folies recensées, de bedlam en sanatorium, afin de laisser entrevoir sept de ces univers que d'autres ont vus ; ont visités. Sept titres d'une omineuse insanité, portés par les vocaux peccamineux de Alan Dubin, génie cynique (« Oh my god, I smell a rat ») des alter-univers les plus surréalistes, virtuose des hurlements infâmes (Extended Suicide) et des murmures suintants (Prowled Mary), maître absolu du contre-tempo et de la mesure décalée. Sept titres hantés par les guitares mordantes de Brian Beatrice, les drums imprévisibles de Eric Neuser (Rat), la lap steel guitare grinçante de Dana Schechter et les inquiétants sons et bruits programmés par Carter Thornton et Jun Mizumachi.
Même si les premières secondes de Haven Vault sur This Face (2009) suffisaient à glacer l'échine des plus insensibles, même si les lourds tapis sonores de Horrible Chamber (2013) donnaient à entendre rien moins qu'une nouvelle figuration de l'avilissement, Cutting Pieces s'imposera, à n'en point douter, comme la plus remarquable réalisation du groupe. Un album plus direct, plus facile d'accès que ses prédécesseurs mais un album moins monolithique, porté par une production brillante et des arrangements formidables (Triptych). Sept titres et autant d'ambiances vicieuses, de démons ineffables. Sept titres et autant de créations acoustiques originales et inclassables. Rat suggère bien un doom / drone / noise anxiogène, Septic laisse bien entendre des riffs plus épais, presque post-hardcore, Prowled Mary transpire bien le lo-fi crapuleux, Extended Suicide, l'indus aussi caverneux que les premiers Ministry ; Wrong souffle bien un down-tempo agonique, Fire ose bien (entre autres) le presque free-jazz et les vocaux susurrés, Gnaw est, et restera, le projet musical qui partage un point commun avec la Maison Blanche et l'Elysée : il est impossible à tagger** ! Le style de Gnaw est unique ; reconnaissable entre mille. Gnaw, c'est Gnaw !
Un album indispensable...
* A la recherche du temps perdu, éd. Robert Laffont, 1987, tome III, page 210.
** Jeu de mots moisi comme le pain donné jadis aux pensionnaires des asiles psychiatriques... Hélas.
A écouter : Pour entendre d'autres mondes