Nah Und Fern. Trois mots pour résumer quatre disques et quatre heures et demi d'expérimentation musicale. Des mots qui sonnent juste, comme la définition même de ce qu'à pu être Gas.
Mais qu'est ce que Gas? Qui est Gas?
Un voisin. Un parent proche alors basé à Cologne, planqué derrière un (de ses nombreux) pseudonyme(s). Un acteur de l'ombre des musiques électroniques du vieux continent depuis des temps quasi immémoriaux à l'échelle de l'histoire de ce(s) courant(s). Un type aussi inconnu du grand public que d'une influence prépondérante, absolue et tentaculaire, quasi vénéré dans d'autres cercles. Un individu à la démarche obsessionnelle, construisant de toute pièce, à partir d'une idée ou d'une thématique (une ambiance, un beat, un rythme...), des exercices jusqu'au-boutistes (M:I:5 et son travail exclusif sur les beats), disparaissant derrière ses productions, déclinant à l'infini des variantes de son avatar électronique.
Gas est son projet Ambient. SON projet tout court même. Jamais loin de ses autres expérimentations, il présente néanmoins un visage singulier de l'univers de Wolfgang Voigt - le nom est lâché: aventureux et apaisé. Articulée autour de la doublette centrale Zauberberg/Königfrost, la discographie de Gas se positionne clairement sur le terrain du ressenti et de l'évocation, de l'électronique sensible si vous me permettez l'expression.
Un artwork, des compositions anonymes, étirées et peu nombreuses sont en résumé tout ce qu'elle avait offrir de prime abord. A la limite de l'austère, l'épure fut poussée encore un peu plus loin pour le joli coffret Nah Und Fern qui affiche, en 2008, un design unique reproduit huit fois (4 CDs et 4 feuillets). Une approche graphique comme un avertissement: Gas est accessible et raffiné autant qu'insaisissable et aimant à perdre qui l'aborderait. Autant dire qu'avec Voigt l'essentiel se passait et se passe toujours "ailleurs" et que ce n'est qu'une fois la lecture lancée que l'homme se dévoile, mettant à jour une œuvre au carbone 14, identifiable par strates, qui évolue par étapes successives, sans discontinuer et sans à-coups, à la poursuite d'infini. Invariablement. Plus de début, pas réellement de fin - ou presque - pour un voyage débuté en...
1996. Synthétique, technoide et plus varié que n'importe quelle sortie de Gas, GAS est une naissance à la célébration euphorique, obnubilante, libératrice et fracassante. Sur un premier jet en état de grâce qui, déjà, s'affranchit de toute limite, l'auditeur découvre un artiste porté sur les ambiances denses, envahissant avec force des territoires microscopiques, adepte d'une techno 4/4 quasi primaire. Les débuts de Biosphere ne sont pas loin stylistiquement et historiquement mais le créneau est ici beaucoup plus resserré, moins universel.
Le rapprochement le plus flagrant avec cet autre grand de l'Ambient sera d'ailleurs, peut être, celui permis l'année suivante par le second album de Voigt sorti sous le pseudonyme de Gas. Paru en 1997, Zauberberg est une sortie glaciale, d'apparence désertique mais emplie d'inconnu dans laquelle il dévoile une œuvre à la limite du terrifiant, presque dangereuse. Un disque cryogénique, une véritable épopée muette dans un univers vierge, faite de mystère et de sensations. La répétition à l'infini y règne en maitre et les repères s'évaporent comme le discernement après deux jours sans sommeil. L'esprit à beau lutter, le corps lâche et l'essentiel se passe en profondeur derrière une façade figée. Une fois pris dans le tourbillon, faute d'y faire attention, en ressortir peut prendre des heures. Par sa capacité de mouvement perpétuel dans un cadre absolument et invariablement figé, Gas y distord le temps et signe alors son premier coup de maître. Beaucoup resteront à quai, hébétés. Les plus aventureux embarqueront, ébahis, dans l'aventure proposée par cette sortie introspective en diable.
Son successeur en forme d'explication de textes mettra, cette fois, deux ans à émerger: c'est alors le temps de Königfrost, peut être le plus représentatif et accessible des quatre disques présents dans le coffret. La nature, fortement présente en filigrane depuis les premiers instants du travail de l'artiste sur ce projet ne s'y sera jamais faite aussi envahissante que sur ce troisième opus: Königfrost éclaire littéralement son prédécesseur, révèle le pourquoi, fait basculer les sonorités de Zauberberg et explicite les raisons de cette fascination étrange qu'il pouvait exercer, de ce qui fait encore aujourd'hui sa beauté en dépit des sensations distillées. Ce nouveau et avant dernier jet est une sortie organique dans ce que le terme à de plus originel, peuplée de beats monumentaux étouffés derrière d'insondables mers de drones aériens. Anecdotique, absolu et magistral. Et pourtant, sur la fin de cette troisième livraison quelque chose, imperceptiblement, a déjà commencé à changer.
C'est une fois encore très exactement sur ces détails de son prédécesseur que le dernier rejeton de l'artiste allemand, Pop, va capitaliser et révéler, pour son ultime mue, un Gas quasi débarrassé de son passé technoïde et oppressant. Pop devient dès lors l'album du tout Ambient, des drones joufflus et lumineux, presque ensoleillés, s'évaporant à l'infini pour aller flirter avec l'univers de Stars of The Lid, et préfigurant quelque peu le trip vintage d'Emeralds sans se départir de sa densité sonore caractéristique. L'artiste allemand venait alors de s'offrir un décollage en douceur après quatre années de trip tellurique total. On ne reverra plus jamais Wolfgang Voigt sous ce pseudonyme.
Le chemin parcouru depuis les débuts est en trompe l'œil. Alors même que le fossé séparant GAS de Pop est mince sur l'éventail stylistique de la musique moderne, les contrées explorées par Voigt dans ce mince interstice, en l'espace de quatre ans, sont d'une richesse et d'une étendue peu commune. Gas ou l'exemple type de la musique d'apparence pauvre, sans mode et sans modèle exprimée, ici, à travers une masse de son épurée mais inébranlable, armée d'une collection de beats percutants, captivants, ayant pour principale vertu d'ensevelir son auditeur à petit feu. Rien de plus que du minimalisme pur et dur en somme. Dont émergent néanmoins des plages sonores dévastatrices d'une puissance évocatrice qui semble ne devoir se heurter qu'aux limites que chacun lui imposera - consciemment ou non. Sur ce créneau, la culture populaire a retenu, à juste titre, Kraftwerk et Eno ou encore, plus près de nous, Plastikman, Aphex Twin ou bien Tim Hecker, oubliant au passage quelques un de ses rejetons les plus brillants et aventureux. Après s’être pleinement immergé dans son œuvre il apparait comme évident que Gas est de ceux-ci. Le coffret Nah Und Fern, publié sur le label du monsieur (Kompakt) huit ans après tout cessation d'activité discographique de son projet, ne rattrapera jamais tout à fait cette injustice mais offre au moins une magnifique occasion de mettre un pied dans l’univers singulier de ce grand monsieur qu'est Wolfgang Voigt. Et d'y sombrer.
De longs extraits de la discographie de Gas sont en écoute en ligne ici.
A écouter : Comme un indispensable