Le vide. Cette sensation impalpable mais terriblement concrète qui ronge le plus commun des mortels lorsque les temps sont obscurs. C’est précisément ce sentiment qui prédomine depuis le dimanche 10 janvier, jour de la mort de l’immense et éternel David Bowie. Tel un couperet nous rappelant tous à nos statuts de mourant, la disparition de l’homme aux milles apparats est un coup de semonce dans le cœur de tous les mélomanes. Mais parce qu’un homme qui a tant marqué son siècle ne pouvait partir sans se faire remarquer, il nous livre avec Blackstar sa dernière œuvre, l’une de ses plus grandioses ; l’épopée d’un homme confronté à sa propre mort, les yeux dans les yeux.
Ziggy Blackstar
David Bowie, c’est l’histoire d’un homme que l’on pensait autre. À la fois hors du temps et profondément imprégné de ses époques. Dynamiteur et créateur, catalyseur et provocateur, le natif de Brixton n’a eu de cesse d’être au centre d’un rouage inamovible, au cœur d’une société dont il se démarquait pour mieux s’en imprégner. Discrètement dissimulé derrière ses meurtrières, David Bowie était cet assaillant capable de faire chuter un mur, chahuter les préconçus, imploser les injustices, sans être prédicateur indigent. Tantôt instigateur de modes et précurseur de courants musicaux, tantôt suiveur éclairé de tendances, la patte Bowie est restée le point d’ancrage d’une créativité exacerbée, reconnaissable entre mille.
Une carrière unique, composée de vingt-cinq albums studio qui, s’ils ne sont pas tous des chefs d’œuvres, témoignent néanmoins d’une soif d’originalité ardente qui a marqué des générations d’artistes et de mélomanes avertis ou non. Depuis 2003 et l’album Reality, le Duke était plutôt discret. Dix années d’un silence discographique pesant pour un homme capable de tant. Ce n’est qu’en 2013, avec The Next Day, qu’il nous revient en forme, aussi vindicatif, corrosif et impertinent que toujours – rappelons-nous du clip férocement anticlérical du morceau éponyme. Un retour intéressant, même si assez classique dans la forme. Beaucoup plus classique que le choc à venir : Blackstar.
De John Coltrane à Kendrick Lamar
La sortie des deux premiers singles issus de Blackstar ne laissaient entrevoir aucun doute. Les petites informations égrainées ci et là ne pouvaient qu’intriguer au plus haut point. Ainsi les noms de Kendrick Lamar, dont Bowie adorait l’éclectisme et l’ouverture d’esprit de son dernier album, de James Murphy (LCD Soundsystem) et même de Death Grips étaient apparus avec le déroutant clip du morceau éponyme. Pour couronner le tout, l’album aurait été enregistré par un groupe de musiciens de Jazz à New York. Assez pour rendre fou d’impatience tout amateur de musique qui se respecte. Une fois la première écoute entérinée, il est indéniable que nous avons affaire à une œuvre qui dépasse ce que notre imagination avait pu préconcevoir, tout en y retrouvant de fait ces références.
Un élément se met en valeur rapidement : le saxophone. Véritable fil rouge de son immense discographie, sa présence sur chaque album n’est plus à démontrer. Il s’agit d’ailleurs du premier instrument qu’il a maitrisé par l’intermédiaire de son frère, passionné de Jazz. Sur Blackstar, le saxophone a une importance considérable. Parfois possédé, incontrôlable, à la limite du Free Jazz, il sait également être sage, mélancolique et mélodieux. Le morceau Lazarus est à ce titre un exemple marquant.
De Low à 1.Outside
Dans cet ultime album, David Bowie replonge aussi dans ce qui restera comme étant son chef d’œuvre absolu : la trilogie berlinoise, soit les albums Low (1977), Heroes (1977) et Lodger (1979). Les deux premiers, qui sont également les plus acclamés, se composent d’une partie Pop assez classique et d’une seconde où la folie de Bowie et Brian Eno prend toute son envergure. Ces longues plages instrumentales et avant-gardistes propulseront nombre de genres dans les années qui suivront. Eux-mêmes inspirés par Steve Reich et Philip Glass à l’époque, nous retrouvons ces mêmes éléments ici. Le titre éponyme d’abord, construit sur une base classique avec plusieurs mouvements enchevêtrés. Prenez un titre comme Subterraneans sur Low, son saxophone et ses claviers intrigants, et vous retrouverez le même état d’esprit global que sur Blackstar, presque quarante ans plus tôt.
N’oublions pas l’importance de l’album 1.Outside (qui, comme son nom l’indique, devait être le premier opus d’une trilogie), qui concrétisait le retour aux sonorités expérimentales pour le Duke, au début des années quatre-vingt-dix, une nouvelle fois avec Brian Eno. Comment en effet ne pas penser au fameux I’m Deranged (utilisé par David Lynch pour la B.O de Lost Highway) à l’écoute de Sue (Or In A Season Of Crime). La même rythmique, la même fascination pour une noirceur mélancolique, une cavalcade sauvage où musique électronique et sonorités Pop s’entremêlent avec grâce. Soulignons d’ailleurs la performance vocale impressionnante délivrée ici, d’une profondeur incroyable et d’une jeunesse retrouvée, proche de l’exubérance d’1.Outside.
Where the fuck did Monday go ?
Il est évidemment difficile de juger cet album sans prendre en compte la mort prématurée de son concepteur, deux jours seulement après la sortie officielle. Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il s’agisse d’un grand album, voire le meilleur depuis cette fameuse période berlinoise. Toutefois, la matière grise de Blackstar est bouleversante de par le contexte dans lequel il a été créé. David Bowie souffrait d’un cancer depuis plus de dix-huit mois. Personne ou presque n’était au courant. Si la thématique de la mort fait partie des plus récurrentes dans le monde de la musique, qu’un artiste compose un album sur sa propre fin n’est pas commode, d’autant plus lorsque l’on s’appelle David Bowie. Sur Blackstar, ces références sont omniprésentes. Lazarus est l’exemple le plus parlant tant les paroles sont explicites : « Look up here, I’m in heaven / I’ve got scars that can’t be seen », et ce ne sont que les premiers mots. Lazare qui, dans la bible, n’est autre qu’un membre de l’entourage de Jésus mort et ranimé quelques jours plus tard par ce dernier. Chaque morceau ici est un testament. Les témoignages d’un homme qui se sent mourir peu à peu. Sur Girl Loves Me, la rythmique syncopée et les chœurs enivrants entrecoupent la fameuse phrase « Where the fuck did Monday go ? ». Lundi étant le jour où le monde a appris le décès de cet immense artiste. Coïncidence certes, mais voilà qui ne fait qu’ajouter au mystère quasi mystique qui compose cette œuvre. Enfin sur Dollar Days, fausse ballade torturée, l’artiste s’exclame à plusieurs reprises avec des lancinants « I’m dying too ».
Blackstar est un album bouleversant d’un bout à l’autre. Que ce soit dans ses moments les plus avant-gardistes ou dans ses mélodies les plus Pop, la richesse contenue dans ces quarante-deux minutes est inouïe. David Bowie se joue de son auditeur, feignant l’équilibre lorsqu’il sabote nos repères, simulant l’ordre pour mieux laisser le désordre s’emparer du tout. Difficile de déterminer le plus terrible dans la disparition d’un tel artiste. Celui que l’on pensait immortel s’en est allé, laissant derrière lui des milliers d’orphelins qui ont simplement eu la chance de vivre à son époque. Consolons-nous avec l’incommensurable héritage qu’il nous laisse, dont Blackstar, qui vient parachever l’œuvre d’une vie décidément pas comme les autres. Merci Monsieur David Bowie.
A écouter : 1
au moment du bouclage final de ce disque, Bowie savait que ses jours étaient comptés. Très affaibli par la maladie, il réussit quand même à sortir Blackstar de son vivant, comme une ultime bataille gagnée contre la Grande Faucheuse; mais c'est cette dernière qui aura finalement raison de lui 2 jours après sa parution.
Un album poignant, où le thème tabou de la mort apparaît dans quasiment toutes les chansons et ce malgré des faiblesses: quelques longueurs et un chant pas toujours juste; mais on saluera surtout la sincérité des textes et la qualité de la production.
Et que dire de Lazarus... un vrai bijou, qui sonne clairement comme un chant du cygne. Assurément l'une des meilleures chansons de Bowie depuis plusieurs années.
En guise d'adieu le Thin White Duke nous livre donc un beau testament musical qui clos dignement une carrière exceptionnelle.
RIP Ziggy...