Lorsque Henry Garfield/Rollins quitte State of Alert, Black Flag n'est pas encore la grosse machine destinée à écrire l'une des plus belles pages de la scène hardcore californienne et américaine. Pour autant, le groupe n'est pas inconnu des puristes, écumant les quatre coins des States depuis 1978 avec du matos extrait des premières démos.
On n'est jamais mieux servi que par soi-même. C'est en partant de ce constat que Greg Ginn, fondateur de Black Flag, créé le label SST Records qui servira de réceptacle à toutes les productions du groupe. La première d'entre elles, Damaged, catalyse à elle seule toute la colère accumulée durant ces quatre années passées à chercher un label qui voudrait bien le distribuer. L'album est empreint d'une telle rage que les quinze morceaux qui le composent sont autant de coups de lattes à la société américaine du début des années 80. Black Flag y distille un hardcore acéré en continuité avec le punk de la fin des seventies, sans aucune concession, où tous les instruments concourent à une agressivité dont il est difficile de désigner le vainqueur. On est à des années-lumières de l'esprit surf.
Inutile donc de s'attendre à du travail fignolé. Les morceaux sont courts, sans breaks, le plus souvent exécutés sur un tempo moyen (excepté "Depression") laissant tout loisir à Rollins de hurler son mécontentement à qui veut l'entendre. Pas le temps de lambiner que "Rise Above", repris des centaines de fois avec plus ou moins de succès, nous éclate à la gueule, plantant un décor que l'on devine revendicatif et unitaire. La tendance se confirme sur "Spray Paint", "Gimme Gimme Gimme", "TV Party", ou "Six Pack", composées comme si elles étaient destinées à être reprises en choeur, le poing levé. Seul "Damaged I", blues hystérique clôturant l'album, fait figure d'OVNI au coeur de ce maelstroem.
Outre son caractère musical explosif, Damaged est également l'occasion d'apprécier les capacités d'auteur critique de Rollins. "Thirsty & Miserable", "Six Pack", "What I See", et surtout le délirant "TV Party", petites historiettes parfois proches de l'univers de Bukowski, illustrent assez bien le comportement - conscient ou inconscient - de l'américain moyen, façonné par des années de politique ultra libérale et de néant culturel télévisuel.
L'album n'échappe, bien évidemment, pas à l'usure du temps. Toutefois, si l'oeuvre comporte un petit côté suranné, notamment au niveau du son, très artisanal, et du style, il n'en conserve pas moins une incontestable énergie, un esprit de révolte, une authenticité qu'il est, malheureusement, de plus en plus rare de retrouver de nos jours.
Avec Damaged, Black Flag entre définitivement au panthéon du hardcore US aux côtés des autres dinosaures que sont Minor Threat, Dead Kennedys, Germs ou les Bad Brains.
A écouter : "Rise Above", "Depression", "Six Pack"...et tous les autres.