Black Sabbath et le pari de Pascal

Bien qu'il ait initié le Heavy Metal et transmis le goût de l'occulte à des générations de fans et de musiciens, Black Sabbath ne peut être réduit à de jeunes adorateurs du diable. La relation à la religion est en fait assez ambivalente dès les débuts du groupe. Les quatre anglais font bien joujou avec des croix mais elles sont portées à l’endroit, et les invitations à rejoindre des cercles sataniques sont déclinées. Dès le légendaire morceau Black Sabbath, le texte s’attache plutôt à décrire l’être humain pris en tenaille entre les forces du bien et les ténèbres. Osbourne, Butler, Ward et Iommi ont par ailleurs été élevés dans des familles religieuses et certains titres nuancent clairement l’image diabolique qui leur colle à la peau. After Forever en est un, parfois qualifié de "premier morceau de Christian Rock de l’histoire". 

Le Pari
Et celui-ci ne sort pas de nulle part. Il s’agit de la deuxième piste de Master Of Reality, album traversé par la question divine, arborant le noir solennel et le violet symbole de spiritualité. Au-delà de la qualité musicale indéniable, After Forever brille par ses paroles, écho fortuit aux théories d’un certain Blaise Pascal, disparu il y a de cela des siècles. 

Penchons nous donc sur les Pensées, recueil publié en 1670 après le décès du principal intéressé. Le pari de Pascal est une réflexion du philosophe français, décidé à trancher une question épineuse et cruciale : est-il rationnel de croire en Dieu ? Pour ce faire, le penseur envisage quatre issues possibles, souvent représentées sous forme de tableau à double entrée pour une meilleure compréhension. S’entremêlent 2x2 possibilités : l’invérifiable existence ou absence de Dieu, et la croyance ou non en sa présence. 


Le résultat de cette expérience est sans appel : "si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien". La conclusion à tirer de cette expérience de pensée est donc qu’il est préférable de croire en Dieu, car selon Pascal, le maigre sacrifice consistant à avoir la foi compense le risque d’un terrible châtiment, celui de l’enfer éternel. Dans le pire des cas, on aura cru "pour rien" en une entité qui n’existe pas, un moindre mal comparé aux souffrances infernales qui attendent les sceptiques. 

Black Sabbath, des Pascaliens qui s'ignorent ? 
Cette approche rationnelle de la religion est assez similaire dans les paroles de After Forever, lorsque Geezer Butler (très probablement sans même penser à Pascal) appelle à peser le pour et le contre vis-à-vis de ce questionnement existentiel.



Le narrateur (il pourrait s'agir d'un prêtre, d’un fidèle ayant eu une révélation) s'adresse directement à l'auditeur et tente de le mettre en garde contre l'impiété. Plus qu'un rigorisme religieux abstrait, l'enjeu est clairement celui de l'au-delà (After Forever), du salut ou non de l'âme. A travers des interrogations, deux issues se dessinent : la sérénité ou la détresse face à la mort. La seule solution pour échapper au pire est de croire en Dieu, "the only way to love", sans quoi la brebis égarée se risque à braver seule l’inconnu.  

Le narrateur critique également l'aspect grégaire ("pack") de son interlocuteur, réfléchissant en meute et incapable de penser par lui-même. Ici, "l'enfer c'est les autres", et bien qu'ils ne soient pas explicitement nommés, on peut penser aux jeunes générations de l'époque, nourries au Rock et promptes à s'éloigner des préceptes de leurs parents. La peur du jugement extérieur détournant le timide croyant du droit chemin. 

Dans son écriture très binaire (voir les vers en violet), Geezer Butler laisse clairement entrevoir les deux alternatives : le paradis et l'enfer, Heaven And Hell comme dirait Dio. Lui-même croyant convaincu, le bassiste prêche pour sa paroisse et poursuit ses aventures mystiques dans les autres titres de ce troisième album. 

Et maintenant, le vide
En tirant le fil de la religion, on peut trouver une certaine progression narrative à mesure que défilent les morceaux. Dès le départ le titre lui-même est source de mystère : qui est ce fameux Master ? After Forever comme nous l’avons vu, affirme que Dieu règne sur les hommes, malheureusement pas toujours aussi dévots qu’ils le devraient. 

Lord Of This World laisse plutôt entendre que le diable (ou la drogue si l’on suit un autre niveau de lecture) serait aux commandes, dû aux mauvais choix des mortels.

Your world was made for you by someone above
But you chose evil ways instead of love
You made me master of the world where you exist
The soul I took from you was not even missed yeah


Ces décisions néfastes sont mentionnées plus tôt, dans Children Of The Grave, morceau exhortant les nouvelles générations à propager paix et amour face aux guerres à venir (War Pigs n’est pas loin).

So you children of the world
Listen to what I say
If you want a better place to live in
Spread the words today
Show the world that love is still alive
You must be brave


Malheureusement, Lord Of This World précédemment cité et Into The Void concluent la tracklist. Dans ce dernier titre, l’humanité et Dieu semblent chercher un monde plus clément, faute d’avoir fait triompher l’amour et la paix : les Children Of The Grave ont malheureusement échoué. Le texte final contient un aveu de défaite (la Terre ne sera pas sauvée) et promet un avenir meilleur, démarche hautement religieuse s’il en est. On pourra en effet penser à l’épisode de l’Exode, lorsque dans l’Ancien Testament, les Israélites guidés par Moïse fuient une Egypte qui leur est hostile pour rejoindre la terre promise par Dieu. 

Freedom fighters sent out to the sun
Escape from brainwashed minds and pollution
Leave the earth to all its sin and hate
Find another world where freedom waits, yeah


Il s’agit bien évidemment là d’une interprétation personnelle des paroles, excluant d’autres niveaux de lecture (la drogue, l’engagement antimilitariste, le contexte politique) tout à fait valables. On vous invite d’ailleurs à continuer de creuser les thématiques riches de Master Of Reality chez Children Of The Sabbath, émission balayant chronologiquement toute la discographie du Sab. Et bien entendu, prenez cet article comme un prétexte idéal pour vous repasser ce disque fondateur, annonciateur de miracles métalliques pour les siècles des siècles. Amen.  

Skaldmax (Février 2022)

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