Prometheus : Quand Emperor a volé le feu sacré


Après dix ans de bons et loyaux services rendus aux forces infernales,
Emperor s’éteint en 2001 avec Prometheus – The Disciple Of Fire And Demise. Alors que Satan recevait les louanges du groupe sur son premier album (Inno A Satana), c’est à une figure mythique de la Grèce antique qu’Ihsahn (principal compositeur de cet ultime disque) rend hommage. Mais pourquoi diable des Norvégiens sont-ils allés fouiller dans la mythologie hellénique ? 

Rappelons déjà que Emperor n’en est pas à son coup d’essai. Sur IX Equilibrium, An Elegy Of Icaros célébrait Icare, tristement illustre pour s’être brûlé les ailes au contact du soleil. Un choix de thématique loin d’être innocent, et entrant en totale cohérence avec le mythe de Prométhée. Et avant de nous plonger dans l’interprétation qu’en fait Emperor, revenons aux sources. Asseyez-vous en tailleur, faites chut avec votre doigt sur la bouche et ouvrez grand vos oreilles. 

Le voleur de feu

Autour d’un récit commun, trois versions de natures différentes vont émerger et mettre en lumière diverses facettes de cet épisode fantastique. Platon (dans le Protagoras), Hésiode (poète, auteur de la Théogonie) et Eschyle (dramaturge, qui a consacré une trilogie à Prométhée) ont tour à tour évoqué le personnage qui nous intéresse. 

Prométhée, peint par Heinrich Friedrich FügerChez Platon, Zeus a partagé le monde selon la raison. Il charge Prométhée (« celui qui pense avant ») de créer les hommes, et son frère Epiméthée (« celui qui pense après », et donc trop tard…) de créer les animaux. Ces derniers se voient tous attribuer une place (l’air, les océans, etc), un don (des griffes, des ailes, etc) et une essence. Mais Epiméthée (peu futé comme le suggère son nom), n’a laissé aucun don pour les Hommes. Prométhée, tâchant de réparer cette injustice, décide d’aller voler le feu et les arts aux dieux pour le donner aux humains. Certes ils n’ont pas de nageoires, mais grâce au feu (symbole de la raison), ils pourront par exemple créer des bateaux. Furieux, Zeus décide de punir le Titan voleur, car son don risque fort de provoquer l’hubris (la démesure) chez l’Homme. Munis des arts et du feu, les simples mortels auront tôt fait de se prendre pour des dieux, et risquent d’anéantir leur propre monde par vanité. Prométhée voit la vengeance du maître de l’Olympe s’abattre sur lui : châtié pour son acte, il est enchaîné au Caucase et un aigle vient lui dévorer le foie chaque jour. L’organe se régénérant toutes les nuits, le supplice se poursuit éternellement pour celui qui aura osé provoquer le courroux de Zeus. 

Dans la Théogonie d’Hésiode, le dieu parmi les dieux décide même de priver les Hommes du feu. Comment faire ? Zeus cesse de faire tomber sa foudre sur les arbres, ainsi impossible de le récupérer pour en faire des torches ou des brasiers. Eschyle, lui, présente Prométhée comme celui qui amène la raison aux humains, et par conséquent, leur permet de travailler sans peine (en utilisant des bêtes de somme), de compter ou d’écrire. 

God(s) Hate(s) Us All

La défiance envers les dieux et la critique de leur supériorité est une thématique passionnante, tragiquement humaine et éminemment Black Metal. La figure mythique grecque qui nous intéresse aujourd’hui n’est pas la seule à illustrer ce combat contre le ciel et ses résidents. On la retrouve dans la Bible, lorsque Adam et Eve mettent fin à leur innocence en croquant le fruit défendu de la connaissance. De son côté Lucifer (le « porteur de lumière ») devient un ange déchu car opposé à Dieu, ce qui lui vaudra d’être une figure centrale dans les poèmes épiques Paradise Lost (Milton) ou la Divine Comédie (Dante). Mary Shelley elle, décrit un Prométhée moderne à travers son personnage de Frankenstein, docteur-démiurge aux prétentions divines qui donne vie à un monstre à l’aide de la science. Ce classique de la littérature d’horreur donne d’ailleurs des idées à Lovecraft quelques décennies plus tard pour sa nouvelle Herbert West, Re-Animator, où là encore des scientifiques jouent aux tout-puissants.
 


Prométhée, symbole d’une insubordination 

Voler le feu, user de la science ou de la raison pour s’élever soi et les autres au rang du Très Haut, voilà qui ne plaît guère aux habitants de l’Olympe et de l’Eden. Et forcément, cette insubordination très romantique et adolescente séduit, car c’est un combat noble et perdu d’avance. Ainsi, Emperor n’est pas seul à s’être inspiré de cet épisode de la mythologie grecque. La pochette ci-dessus du FAS - Ite, Maledicti, In Ignem Aeternum de Deathspell Omega semble y faire un clin d’oeil : on y voit un homme entouré de rais de lumière, visiblement en chute libre et jeté d’une hauteur vertigineuse. Mais c’est surtout ce ventre ouvert sur des viscères qui met la puce à l’oreille (souvenez-vous que Prométhée est condamné à se faire manger le foie pour l’éternité). Le Death Metal n’est pas en reste, puisque Septic Flesh signe un titre nommé Prometheus, paru sur Titan en 2014. Leurs compatriotes Rotting Christ chantent eux Les Litanies De Satan, une mise en musique d’un poème baudelairien, lui-même inspiré par le Prométhée Enchaîné d’Eschyle. 

Mais retournons en Norvège, et commençons à regarder ce Prometheus - A Discipline Of Fire And Demise plus en détails. 

Pochette



Bien qu’elle ne soit pas des plus lisibles, voire difficile à comprendre, la pochette du dernier album d’Emperor est une première occurrence du Titan grec. La tête en bas, Prométhée (1) est entravé par des chaînes, rappelant peut-être sans le vouloir l’une des pièces de la trilogie d’Eschyle, Prométhée Enchaîné. En scrutant les autres détails, on peut distinguer des ailes, puis la tête d’un aigle (2) : le volatile se nourrit du foie de la victime. Plus limpide, l’illustration présente sur le CD dévoile un détail supplémentaire : il semblerait qu’un autre animal soit présent. Un serpent (3) se dresse en bas de l’image, observant la scène. Non mentionné dans les mythes, le reptile pourrait tout à fait renvoyer à l’épisode du Jardin d’Eden dans la Génèse. Le dessin propose ainsi un parallèle entre la mythologie grecque et l’Ancien Testament, référence prisée dans le Black Metal s’il en est. 

Musique

Souvent considéré comme le maillon faible de la discographie, cet album souffre d’un trop plein d’idées et d’une complexité desservant les compositions. Là où les deux premiers longs formats du groupe sont irréprochables et mémorables, les titres du dernier rejeton sont moins directs, prennent davantage de chemins détournés et marquent moins leur proie. 
En écoute à l’aveugle, sans pochette ni titre, difficile, voire impossible de deviner la thématique générale de Prometheus. On pourra éventuellement déceler des tournures théâtrales ou opératiques. The Tongue Of Fire comporte par exemple des mouvements assez distincts, des cassures, agrémentés d’alternances entre voix haut perchées et cris Black Metal. Une légère couleur baroque se dégage de quelques instrumentations, comme le clavecin de The Eruption. Le riffing quant à lui est plus alambiqué, plus souvent dissonant, mais il nous en dit peu sur l’histoire contée par Ihsahn derrière son micro. 

Paroles

Contrairement à ce qu’un tel titre pourrait laisser penser, ce dernier disque d’Emperor n’est pas un concept album pur et dur. Ihsahn explique que des thèmes proches du mythe grec y sont abordés et qu’il existe une chronologie entre les morceaux. Par ailleurs, le chanteur sème quelques indices : les paroles abordent des concepts tels que la transgression et la remise en question de nos croyances. Le vol du feu n’est décidément pas loin. 

L’œuvre s’ouvre sur The Eruption, pièce mettant en scène un protagoniste (Prométhée ? Un héros inspiré du titan?) relégué depuis longtemps dans une sorte de néant, jusqu’à ce que des cris d’adoration ne le tirent de son état végétatif. Invoqué, de retour à la surface, il découvre un monde corrompu et peuplé d’êtres aveuglés (Depraved). Luttant contre sa condition de simple enveloppe charnelle (Empty), notre protagoniste s’auto-proclame prophète (The Prophet), chargé de déclencher l’apocalypse. Par dessus tout, il cherche la connaissance en apprenant la langue du feu (The Tongue Of Fire), las d’être maintenu dans une ignorance subie. 

"The soul is never silent
But wordless
Held imprisoned
In a cursed tomb"

Ignorance ? Peut-être pas. A en croire le texte, l’âme n’est jamais silencieuse, elle est pleine d’idées mais ne peut s’exprimer tant que son propriétaire ne maîtrise pas le langage. Muet mais conscient, l’intellect est emprisonné puisqu’il n’a pas accès à la connaissance, la raison. Notre narrateur se fait alors implorant, presque tragique, dans ses mots : 

"Teach me the tongue of fire
So that I may set the world ablaze
For it is cold
And this blindness can no longer give me shelter"

Mais une fois le feu dérobé, notamment dans une perspective altruiste, c’est l’amertume qui domine chez le personnage principal (In The Wordless Chamber). Prêt à transmettre la connaissance aux Hommes, celui-ci constate que son acte est vain : les mortels refusent le savoir, préférant le confort de l’ignorance ou du mensonge à une vérité trop abrupte. 

"In the wordless chamber
They feared death
Desperately
Thus they clustered to the fruits of the earth
Craving dispersion
As if to avoid knowing why"
 
Les religions, le nihilisme sont ici vivement critiqués. Comme des écrans de fumée, ils protègent les adeptes de leurs plus grandes peurs (la mort, l’absurdité de la vie), les reléguant au statut de « malades » s’opposant à leur propre guérison. L’Homme ne veut pas quitter la caverne. 

Ces croyances déraisonnables mènent alors les humains à nier et gâcher leur existence (Grey), dans l’attente d’une hypothétique libération future, d’une intervention divine qui n’arrivera pas. 

"Time appears like a golden calf
While the moments slip away
A search for the freedom in the future
When the hours fall behind"

Qu’à cela ne tienne, le voleur de feu entend bien assouvir sa soif de savoir (He Who Sought The Fire). Mais cela n’est pas sans risque, puisque se livrer au pouvoir des flammes le mènera à sa perte et causera une destruction sans précédent. A la manière du serpent biblique, le feu le tente et l’attire, lui faisant payer le prix fatal de la connaissance : un corps réduit en cendres. Thorns On My Grave fait alors office de testament, puisque le narrateur, de retour à un état de néant, demande à ce qu’on orne sa sépulture d’épines. 

Chez Emperor, comme chez Eschyle, Platon et Hésiode, ce sont des dieux vengeurs qui ont le dernier mot. La défiance du Black Metal envers les entités divines aurait pu laisser présager une autre issue, mais les paroles de Prometheus sont tout bonnement tragiques. L’homme affronte des forces qui le dépassent et ne peut qu’échouer, soit un destin parfaitement romantique comme souligné plus haut.

"Towards the heavens he did aspire
Now he shall burn who sought the fire"

Il ne peut dépasser sa condition mortelle, et il est puni par là où il pèche : le feu ardent de la connaissance ultime finit par le dévorer.

"Since the first glimpse of my existence
I have fed this greedy infection
An aimless search for potential persistence
Found no escape from the fatal injection
Of life"

Bien que l’ultime sortie d’Emperor ne fasse pas l’unanimité, Ihsahn signe une réinterprétation du mythe de Prométhée tout à fait intéressante et éloquente quant au potentiel de ce récit millénaire. En noble défenseur de la cause Hommes, le frère d’Epyméthée fascine par son statut héroïque, romantique et sa défiance envers les forces célestes. Comme il l’avait fait plus tôt sur An Elegy Of Icaros, le Norvégien évite l’écueil d’un satanisme folklorique et bas du front au profit de vraies réflexions. Nous élèverons-nous un jour au-delà de notre condition humaine ? L’omniscience est-elle souhaitable ? L’ignorance est-elle le remède de tous nos maux ? Vaut-il mieux s’en remettre à des dieux et des chimères pour se prémunir de l’absurdité du monde ? Tant de questions qui, après avoir traversé les siècles, restent toujours sans réponses. 

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