Les Dossiers De Metalorgie #18 Avril 2019 : Metalorgie Pour Les Sourds
par Metalorgie Team (30/04/2019)
Chez Metalorgie, on aime créer des liens entre des trucs. Des passerelles entre les genres, des connexions entre les gens, qui aboutissent régulièrement à des surprises agréables et à des changements d'opinion vers un esprit toujours plus ouvert. Toujours dans cette démarche positive, on a parfois associé les Arts entre eux : la musique extrême et le tatouage ; le Metal et la bande-dessinée... Aujourd'hui, c'est ces connexions qu'on veut mettre en valeur, en s'affranchissant de l'aspect musical des groupes que l'on aborde, pour mettre en évidence à quel point nos artistes favoris sont des créateurs complets, ne se contentant pas d'être "juste" des musiciens. Eux aussi accordent de l'importance aux liens artistiques en tout genre, et le montrent à travers différents éléments, qu'on passe en revue dans ce nouveau type de dossier : dans Metalorgie Pour Les Sourds, on parle de groupes mais pas de musique.
Le space-opera de Kalisia
Kalisia - Cybion (2009)
Avec cet ambitieux concept-album, les Montpelliérains dépassent largement le plan strictement musical sur plusieurs aspects. A vrai dire, AUCUN aspect n'est laissé au hasard.
Tout d'abord, puisque qu'il s'agit d'un disque à concept, le scénario a son importance. A l'image d'un Ayreon des grands jours, Kalisia propose une histoire de SF de très haute volée. L'action se déroule sur plusieurs dizaines d'années, c'est toute une fresque dépeignant le destin de l'humanité entière. Immortalité, dieu-machine, histoire d'amour, Ligue Galactique, exil, triomphe et déchéance, tant de points abordés dans ce space-opera autant complet que complexe.
Comme on le disait, rien n'est laissé au hasard et la complexité du script nous emmène à évoquer la petite "triche" pour s'y retrouver : le livret contient en effet un glossaire permettant de se remémorer les principales notions de l'histoire, personnages importants, lieux clés, date charnières...
Quant au reste du contenu du livret, outre les magnifiques illustrations de Ultimeatome, on s'aperçoit aussi en suivant les paroles que certains passages sont chantés en un dialecte extra-terrestre, renforçant l'immersion dans le scénario. Le compositeur et parolier Brett Caldas-Lima a tout simplement inventé un langage, sa graphie, sa grammaire et sa conjugaison, le Kal. Selon ses propres termes, la création de cette langue représente «un nombre d’heures de travail totalement stupide au vu du peu de fois où il est utilisé», ce qui rend la démarche d'autant plus incroyable. Le livret montre ces passages retranscrit sous trois formes : la calligraphie en elle-même (les caractères ressemblent à un mélange d'écriture arabe et d'idéogrammes asiatiques), puis la prononciation phonétique (ce que l'on entend être chanté, en somme), et enfin le sens que ça a (en anglais).
Notons aussi que l'œuvre enregistrée est à considérer comme une seule piste, tout comme un film se regarde d'un bloc. Néanmoins, quatre parties ont été définies, elles-mêmes découpées chacune en cinq sous-parties. Le disque contient donc 20 titres, qui s’enchaînent pour n'en former qu'un seul. Devinez quoi ? Chaque sous-partie a un nom. Ce nom est toujours composé de deux mots. Aucun des mots utilisés ne se répète. Et chaque nom indique le positionnement de la sous-partie dans l'œuvre globale. Je m'explique : le premier mot du nom des cinq premières sous-parties (constituants la première partie) commence toujours par un A. Le second mot commence par un A pour la première sous-partie, par un B pour la seconde, etc. Ainsi, la piste nommée Blessed Circle (soit B-C) est la sous-partie numéro 3 de la partie numéro 2, donc la piste 8 du disque. Ceci est conjugué jusqu'à Deserved Eternity (D-E), la piste 20. Et le pire, c'est que les noms donnés à ces sous-parties ne sont pas là juste pour faire joli, avec des mots random : le nom évoque réellement ce qui est raconté dans cette sous-partie !
Le packaging est incroyable (finition matte avec vernis sélectif brillant sur certaines zones, digipak se dépliant sur quatre volets, papier mat et épais, livret de 36 pages, paper top spine sur la tranche du haut...). La version physique est un double album : le second disque rajoute presque une heure de contenu, avec la réédition de la première démo et quatre reprises sur lesquelles officient une armée de guests de luxe : Angela Gossow (Arch Enemy), Arjen Lucassen (Ayreon), Paul Masvidal (Cynic, Death), Tom MacLean (To-Mera, Haken), David Scott McBee (Shock Opera), Christophe Godin (Mörglbl), Ludovic Loez (Supuration, SUP), Charly Sahona (Venturia), et Sonm (Forest Stream).
A ce stade, vous devez voir les Montpelliérains comme des maniaques qui réfléchissent chaque aspect de leur œuvre. Ce ne vous étonnera donc pas d'apprendre que Cybion dure 71 minutes et 11 secondes et est sorti un onze janvier. Oui oui, 1:11:11 le 11/1.
Enfin, un mot sur le côté pognon : le site officiel du groupe, bien que plus vraiment mis à jour, permet d'acheter Cybion pour 3€ en mp3 ; ou pour 14€ en double digipak. A ce prix, on aurait tort de s'en priver.
Le lore d'Ayreon
Ayreon - Into The Electric Castle (1998)
Tout d'abord, situons un peu. En 1995, Arjen Anthony Lucassen sort son premier opéra Rock/Metal Prog, Ayreon - The Final Experiment, narrant l'histoire d'un ménestrel de l'époque arthurienne (nommé Ayreon) recevant des visions d'un futur apocalyptique, envoyées depuis l'année 2084. Le disque rencontre un succès inattendu, à la suite duquel Ayreon devient non plus le nom d'un album, mais celui du projet. Un second opus (Actual Fantasy), nettement moins ambitieux, voit le jour en 1996. Les titres y sont indépendants les uns des autres et s'inspirent essentiellement de films, comme ce sera le cas, plus tard, pour Star One. Cette fois, le succès est moindre.
En 1998, Lucassen décide alors de revenir en force avec Into The Electric Castle. L'idée est de proposer un nouveau concept-album sous la forme d'un space opera, avec des paroles simples et des personnages aux personnalités si marquées qu'ils en deviennent - volontairement - clichesques. Le pitch se veut accessible au plus grand nombre, loin de la hard-SF souvent hermétique aux non initiés : huit individus issus d'époques et de lieux différents (l'Égypte et la Rome antiques, la Bretagne arthurienne, les Highlands médiévaux, la période hippie, le futur...) sont enlevés et regroupés en un lieu hors de l'espace conventionnel, hors du temps, où ils doivent atteindre et explorer le "Electric Castle", guidés par une voix désincarnée, et ce au péril de leurs vies.
Si aucun lien direct n'est fait avec The Final Experiment, c'est pourtant bien Into The Electric Castle qui inaugure véritablement l'"univers étendu" d'Ayreon en introduisant la race des Forevers, à l'origine de l'apparition des humains sur Terre, qui seront exploités dans les productions ultérieures (ils sont notamment au centre de 01011001 et de The Source).
C'est aussi ce disque qui établit définitivement le format double album conceptuel et multi-vocaliste pour Ayreon, les autres aspirations d'Arjen Lucassen se retrouvant dès lors dans ses multiples projets annexes. On peut d'ailleurs établir un parallèle entre l'histoire ici contée et l'enregistrement du disque au studio... Electric Castle, justement, où les divers interprètes se soumettent aux expérimentations de l'éternel A.A. Lucassen.
On notera également la couverture signée Jef Bertels, l'artiste belge devenant dès lors, et pour notre plus grand plaisir, l'illustrateur quasi attitré du projet jusqu'à The Theory Of Everything (2013), les peintures originales étant détenues par le cerveau d'Ayreon...
Les démons de Lordi
Lordi - Deadache (2008)
Lordi est fasciné par les monstres et les représentations de l'horreur en général. L'horreur kitsch, s'entend : pas celle qui vous tétanise, plutôt celle assez jouissive d'un film gratuitement gore (qui a dit nanar horrifique ?). Suffit de les regarder : alors que Kiss est l'influence majeure du groupe, les membres ne font pas le choix du maquillage mais bien des masques (et costumes associés) mis en évidence sur la plupart de leurs pochettes. C'est d'ailleurs le thème principal (pour ne pas dire exclusif) de leurs chansons, parfois associé au poncif "on fait du Rock / Metal et on aime ça" : « Monsters of Rock we are for real » clament-ils dans Bringing Back The Balls To Rock (The Arockalypse).
Il faut pourtant croire qu'après la sortie de leur film Dark Floors début 2008 (à ce sujet, ne vous attendez pas à Kiss contre les fantômes version Lordi, bien que n'étant pas un chef-d’œuvre celui-ci est tout à fait regardable), ils sont rassasiés question fantastique / surnaturel et n'en proposent presque pas sur Deadache. Il y a bien The Ghosts Of The Heceta Head inspirée d'une histoire de fantômes venue de l'Oregon, ou Devil Hides Behind Her Smile qui oscille entre la folie meurtrière et la possession démoniaque, mais c'est à peu près tout. Pour le reste de l'album, on pourra encore parler de monstres, mais quand ils ne sont pas de toute évidence métaphoriques (Monsters Keep Me Company, Raise Hell In Heaven), ils se drapent d'une apparence bien plus réaliste, d'un aspect humain.
Quatre morceaux font la part belle aux tueuses, qu'elles le soient par simple vengeance (Girls Go Chopping ; The Rebirth Of The Countess sous la forme d'un poème traduit dans un français un peu maladroit mais prononcé impeccablement), par pur plaisir (Man Skin Boots), ou encore parce que les sempiternelles voix l'exigent (Evilyn). On a aussi droit au médecin maléfique dans le bien nommé Dr. Sin Is In), mais pour le reste il est surtout question de crimes niés (Bite It Like A Bulldog : « You did not do it, the rest of the world is always wrong ») ou inconsciemment refoulés. Ainsi dans Deadache : « In november I lost my family / They took away all my friends and blamed insanity », ou dans Missing Miss Charlene : « There is something buried in my backyard / The dogs are crazy, they are digging real hard / If they dig enough they might go too far / But she's not there, she and her golden hair... ».
Le tout est comme à l'accoutumée accompagné d'une introduction, cette fois sous la forme d'une douce comptine (« Wrinkled shrunked baby heads / Poisoned spiders in the bed / Bath tub smelly clumpy red / Mommy kiss goodnight the dead... »), mais aussi de quelques illustrations de Mr. Lordi lui-même dans le livret, pour ceux qui seraient curieux de voir à quoi ressemble une "man skin boot"... Si ça, ce n'est pas une preuve de bon goût !
Candlemass et les tableaux de maître
On ne vous apprendra rien en disant que le Metal est un genre hautement visuel, portant aux nues certains illustrateurs pour leurs créations parfois légendaires. Mais tous les groupes ne peuvent pas se payer le luxe d'une pochette aux petits oignons signée Dan Seagrave (Entombed - Left Hand Path, Dismember - Like An Everflowing Stream, Nocturnus - The Key,...) ou Ed Repka (Megadeth - Rust In Peace, Death - Scream Bloody Gore,...).
Alors, comment qu'on fait ? Le choix est vaste, une photo cradingue en noir et blanc, un dessin fait à l'arrache, un montage photoshop bien senti...ou bien carrément dérober un tableau de maître et poser son logo dessus.
Aujourd'hui nous nous intéressons au cas Candlemass qui a gentiment pillé à deux reprises le peintre américain Thomas Cole pour illustrer Nightfall et Ancient Dreams. Pour les quelques âmes égarées qui ne connaîtraient pas les Suédois, on parle ici de légendes du Doom Traditionnel, avec un chanteur déguisé en moine et des croix partout (si si, c'est important pour la suite).
D'ailleurs Messiah Marcollin fait partie du top 3 des tignasses Metal, avec King Buzzo des Melvins et Shane Embury de Napalm Death (bon ça par contre on s'en fout royal).
Bref, en 1987 et 1988 sortent respectivement Nightfall et Ancient Dreams, l’occasion de se pencher un peu sur ces illustrations riches de sens.
Thomas Cole, est un célèbre peintre venu d'outre-Atlantique, fondateur de la Hudson River School et décédé en 1848. Porté dans sa jeunesse sur les paysages, l'illustre artiste se distingue plus tard dans sa vie par ses allégories. L'une d'entre elles se nomme sobrement The Voyage Of Life.
Constitué de quatre toiles, l’oeuvre retrace symboliquement les différentes étapes d'une vie humaine de l'enfance à la mort. Fort de ses premières expériences, Cole illustre par des paysages tantôt chatoyants et pastoraux, tantôt par des cieux lourds en clair obscur, les joies et tourments de l'existence. Émergeant d'une grotte et se jetant finalement dans le vaste océan, le cours d'eau conduisant l'Homme vers son destin est un élément récurrent, tout comme l'ange auréolé qui se fait guide du mortel. Ridiculement faible et seul au beau milieu d'une nature toute puissante et éternelle l'Homme navigue irrémédiablement vers son funeste et ultime horizon, tandis que les griffes du temps n'épargnent pas sa chair et ses os. N'est-ce pas là la quintessence du Doom Metal ?
Childhood
Veillé par un ange protecteur, un enfant encore vulnérable émerge d’une grotte sombre pour se diriger vers la lumière, l’extérieur, et une nature verdoyante. L’esquif vogue sur un cours d’eau alors paisible, sans danger, tandis que le jour se lève.
Youth
Ici le jeune homme part conquérant, laissant derrière lui un être divin qui semble lui souhaiter bonne route. Plus que jamais, le tableau est lumineux, même onirique au vu des paysages grandioses et du palais fantômatique en arrière plan. Les rêves les plus fous sont à portée de main, tandis que l'insouciance habite le jeune adulte.
Manhood
Le voilà homme. Les belles couleurs apaisantes sont loin et c’est un horizon bien sombre qui s’annonce, une eau tumultueuse et des nuages noirs. La terre, jusque-là si belle et généreuse, est fanée. Et voilà que notre homme prie à l’heure où la mort semble pointer le bout de son nez. L’ange est toujours là mais, délaissé il y a longtemps, il veille seulement depuis le ciel sur son protégé en détresse.
Old Age
Le calme revient. Vieux, ou peut-être déjà mort, le frêle mortel retrouve son compagnon qui l’invite à monter vers les cieux. Là bas, une lueur dissipe l’obscurité et habille de ses rayons un océan infini, plat et vide. Reconnaissant, l’homme ouvre ses bras et paraît accepter sa fin avec sérénité, comme s’il était promis à une deuxième vie, éternelle cette fois.
Pourquoi un tel choix ? Difficile de se prononcer fermement mais on peut envisager quelques pistes.
Avant tout, c'est sans doute une adéquation entre les atmosphères picturales et musicales qui a motivé nos cinq Scandinaves. Majestueuse, monumentale, partagée entre l'obscurité des notes et la clarté du chant, la musique de Candlemass trouve un écho certain dans les coups de pinceau de Thomas Cole. Ce n'est bien sûr qu'une intuition, mais les Doomsters ne se seraient pas attichés aussi aisément d'un Picasso ou d'un Monet, bien que Leif Edling (membre fondateur, compositeur et bassiste) soit un véritable amateur de peinture. Il parle d’ailleurs dans cette interview de l’influence du peintre Richard Dadd sur leur titre Dancing in the Temple (Of the Mad Queen Bee).
Et puis il y a cette dimension religieuse évidente. S'ils ne sont pas des Saints, les Suédois ont montré comme leurs aînés Black Sabbath, un attachement tout particulier aux symboles. Nombre de leurs morceaux ont un lien avec des récits bibliques : Samarithan, The Well Of Souls qui désigne un lieu saint à Jérusalem, Darkness In Paradise, etc. La dégaine de Messiah Marcolin, chanteur sur Nightfall et Ancient Dreams, ne laisse également pas de place au doute. Candlemass s’imprègne du mysticisme et le réinterprète à sa façon, avec des niveaux de lecture allant du sérieux au grand-guignol, libre à chacun d’y voir ce qu’il veut.
Les paroles du groupe sur ces deux disques sont en tout cas très claires : un (ou des, selon les titres) Dieu tout-puissant nous surveille de là-haut, nous pauvres humains. Reste à faire son choix, se montrer bon (Samarithan) et connaître un repos éternel, ou subir le châtiment réservé aux impies (The Bells Of Acheron). Thomas Cole lui, a choisi la lumière.
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