Sortit en même temps que Blood Money, Alice fût pourtant composé bien avant celui-ci. 10 ans que ces chansons attendaient patiemment, précieusement conservées dans un tiroir du sieur Waits . Et l’on ne peut s’empêcher de s’étonner tant ces deux albums semblent se compléter. Là où Blood Money exprimerait la résignation face à la perte d’un monde à jamais disparu, sombrant dans l’hystérie et la violente folie, Alice semble explorer le versant nostalgique et poétique d’un temps révolu. La musique de Tom Waits ne peut se décrire que par les images qu’elle fait naître, les univers, les ambiances qu’elle génère. Remontez le temps et arrêtez vous dans la pénombre bleutée d’un tripot de la Nouvelle-Orléans des années 30...
Le violon pleure, crisse, gémit... le piano-bar désaccordé égraine lentement une mélodie chaloupée, mélancolique et délicate. De la pénombre sort un petit homme, les épaules voûtées...Sur sa tête est vissé un vieux chapeau usé et sale. Les balais frissonnent sur la batterie et sa voix s’élève, accompagnée d’une clarinette rassurante. Ainsi débute un voyage de 48 minutes dans les tristes mondes décalés d’Alice. La musique est emprunte de nostalgie, celle de l’enfance, d’Alice au Pays des Merveilles, peut être aussi de ces nuits d’été étoilées aux tons pastels. S’ouvre devant nous un vieux livre de photographies sépia, cornées, jaunies par le temps mais plus intenses que jamais...une photographie, une chanson, un univers. Sur l’une d’elle un grotesque cabaret allemand des années folles dans lequel résonne les accords d’un jazz lointain et emballé...Une voix criarde et hystérique aboie des mots s’apparentant à de l’allemand ( Komiennezuspadt) A coté de cette photo est épinglé un texte, sur fond de clarinette et de marimbas discrets, une voix enrouée et couverte le récite, le déclame « I watch you as you disapeared » Puis le décors se renverse, se dressent maintenant de grands hêtres fantomatiques, des yeux nous guettent à travers le feuillage, un chapelier fou assène ses vérités au spectateur ébahit « We’re all mad here » Alice et ses merveilles ne sont pas loin... Sur le cliché suivant, il est possible de distinguer une vieille gare abandonnée et alors que l’écho d’un train se fait entendre, l’orchestre se met en branle, lourdement, progressivement, un monstre crache ses mots avec violence, « everything you can think of is true » , illustrations sonores d’un conte de fée effrayant, fantomatique. Plus nous progressons dans ce recueil, plus les images s’affinent, des couleurs bleutées naissent des nappes de violons sinueuses, du piano désabusé. Entre chiens et loups...l’ombre des saules pleureurs se balançant lentement accompagne les ballades mélancoliques et saisissantes « Flower’s Grave » Puis la nuit tombe, les arbres s’effacent, la pluie commence doucement à tomber. Dans un port embrumé et froid, un vieil homme se confesse en pleurant, sa fin est proche « I still have a couple of years, and then I can come back to the Harbour... » La page se tourne encore, la fin n’est pas pour tout de suite. Sur cette photographie en noir et blanc apparaît un homme à deux visages, est-ce l’illustration d’une fable ? Des accords de guitares acoustiques s’égrènent, et un conteur dont l’émotion est presque perceptible nous raconte l’histoire de ce pauvre Edwards, aidé pour cela par un violon tremblant, sanglotant, emplit d’une nostalgie tellement présente qu’il en devient difficile de retenir ses larmes. Alors que la dernière page s’apprête à être tournée, un feuillet de couleur s’échappe du livre. Sur celui-ci est dessiné à l’encre rouge un petit homme trapu assis derrière son piano. Sur un rythme léger et jazzy il nous raconte sa vie et comment l’a musique l’a sauvé, lui, rejeté par sa famille et qui en trouva une nouvelle dans un cirque de Coney Island. « Table Top Joe »... Mais la fin ne peut être repoussée éternellement, et alors que commence à poindre une mélancolie inexplicable, que le livre s’achève, que le disque se termine, l’on découvre la dernière image, peut être la plus touchante, la plus délicate aussi. Elle symbolise à elle seule ce disque majestueux. Qu’y voit-on ? Je ne peux répondre à cette question, car c’est à vous, après ce long voyage d’y trouver le sens de cet album. Ce violon suraigu et crissant s’exprimant seul, vous-y verrez peut être la tristesse d’un homme regardant en arrière sur le chemin qu’il a parcouru...vous-y verrez peut être la complainte d’un vieillard effacé, regrettant amèrement les longues soirées d’été de sa jeunesse...
Voilà, c'est finit, enfin, déjà... le voyage fut effroyablement court, plus rien n'importe autours de soi, le brouillard Waitsien est comme ça, il lui faut du temps pour se dissiper, mais jamais totalement...jamais on ne ressort indemne de ce voyage, non...Comment après avoir accumulé autant d'émotions, de couleurs, d'images, de souvenirs, comment s'en remettre? Tout semble fade après Tom Waits, car rien ne peut être plus authentique que sa musique...violente, douce, poétique mais pathétiquement grotesque...des moments simples sublimés par une âme à fleur de peau...un clair de lune, un chien qui aboie, une chaise à bascule grinçant, et derrière, un air de jazz sur une vieille platine, qui crépite puis s'arrête...
A écouter : en int�gralit�