Biographie

Grandaddy

Grandaddy se forme en 1992 à Modesto (Californie) autour du chanteur, guitariste, clavier et principal compositeur Jason Lytle, ancien skateboarder professionnel obligé d'interrompre sa carrière en raison d'une blessure. Le groupe commence par sortir des cassettes autoproduites avant de signer sur un label de Seattle, Will, et de sortir l'EP A Pretty Mess by This One Band en 1996. L'année suivante, l'album Under the Western Freeway arrive dans les bacs, comprenant notamment le single A.M. 180, qui figure sur la bande originale du film "28 jours plus tard" et qui contribue à la notoriété du groupe.Après avoir signé chez V2 Records, Grandaddy sort en 2000 The Sophtware Slump, qui reçoit un beau succès critique, propulsant les Américains en première partie d'artistes comme Elliott Smith ou Coldplay. En 2003 sort Sumday, suivi en 2006 par Just Like the Fambly Cat, annoncé par Lytle comme étant le dernier album du groupe, qui se sépare peu avant la sortie de ce disque.
En 2012, Grandaddy se reforme pour quelques concerts, Jason Lytle continuant à se produire également en solo et collaborant avec Band of Horses. A l'été 2016, le groupe annonce la sortie, début 2017, de son cinquième album, Last Place.

Last Place ( 2017 )

Grandaddy avait cessé toute activité discographique depuis Just Like The Fambly Cat en 2006. Ce dernier effort avait déjà tout l’air d’un album de Jason Lytle qui, s’il a toujours été la tête pensante et le bras armé du groupe californien, exerçait alors un contrôle quasi-total sur une entité qui se désagrégeait sous la pression d’un succès certain mais pas suffisant pour en vivre décemment et de tournées à rallonge. Lytle a ensuite emprunté le chemin inévitable d’une carrière en solo, nous offrant deux très beaux albums en cours de route, et jouant suffisamment souvent des morceaux de Grandaddy lors de ses concerts pour entretenir en nous la flamme allumée à la fin des années 90 et qui nous donna l’impression de pouvoir éclairer nos vies pendant des décennies par la simple grâce du somptueux The Sophtware Slump. La reformation du groupe pour quelques concerts et l’annonce d’un nouvel album dès 2015 avaient généré une attente qui, le temps passant, se transformait en appréhension. Etait-il possible qu’une formation aussi sincère ait pu perdre, l’âge et les turpitudes du music business aidant, cette naïveté mélancolique qui lui donnait une avance conséquente sur la plupart des groupes de son créneau ?

La première impression qui se dégage de Last Place met cependant tout de suite un terme à ces interrogations. La facilité avec laquelle Grandaddy renoue avec ces mélodies aussi simples que prenantes laisse pantois. Le talent avec lequel Jason Lytle parvient à nous garder au sein de son univers, tout en nous donnant régulièrement le petit coup de coude nécessaire pour nous sortir de notre zone de confort, est sans égal actuellement. Si la musique du groupe semble faite, comme de coutume, de bric et de broc, l’attention aux détails reste une démarche à respecter en priorité pour l’auditeur, qui risquerait dans le cas contraire de s’arrêter sur la simple efficacité mélodique d’un album qui démontre aussi et surtout une indéniable ambition. Last Place jouit d’une construction qui semble imparable, d’un début très entraînant (Way We Won’t et son clavier un peu ringard mais addictif, Brush With The Wild et Evermore, qui jouent sur la répétition rythmique pour mieux souligner le subtil travail effectué sur les arrangements) à une conclusion apaisée et dépouillée (l’acoustique Songbird Son). L’obsession de Jason Lytle pour le rapport de l’homme à la technologie prend là encore une grande place, symbolisée notamment par une nouvelle référence à Jed l’humanoïde (voir The Sophtware Slump) et à sa descendance. L’angoisse qui tenaille le compositeur face au progrès se retrouve également dans le magistral A Lost Machine, grand moment de cet album, bouleversant de beauté et de fragilité ("Surveillance video recorder hidden in a tree/You and I are on the lawn and it’s focusing in on me/Every woman and child and man/In a trance and wandering around in the canyon land").

Jason Lytle est-il un camusien convaincu ? Toujours est-il qu’il pourrait très bien incarner le Sisyphe heureux décrit par l’écrivain et philosophe français, remontant inlassablement son rocher au sommet d’une montagne, le sourire aux lèvres malgré l’absurdité d’un monde qu’il ne souhaite pas subir, en dépit des circonstances et d’un état dépressif toujours sous-jacent. Cette insatisfaction chronique inhérente à l’espèce humaine et si nuisible n’est pas glissée discrètement sous un tapis, mais admise et affrontée (I Don’t Wanna Live Here Anymore, That’s What You Get For Gettin’ Outta Bed). Lucide, Lytle écrit sur tout ce que nous avons peur d’affronter ("This is the part that shouldn't have been hard/Where there is peace/You will not find me"), nous accompagnant avec classe et sans effets de manche, transformant notre routine quotidienne en odyssée de l’homme ordinaire.

18.5 / 20
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The Sophtware Slump ( 2000 )

Certains groupes n’accèderont jamais à une notoriété que leurs fans considèreraient comme « méritée », ces mêmes fans serrant pourtant les fesses, dans une attitude pour le moins paradoxale, pour que leurs chouchous restent aussi méconnus que possible, préservant ainsi ces derniers d’une évolution forcément négative et obligatoirement salie par une dérive mercantile et dépourvue d’âme. Lorsque Grandaddy signe en 1999 chez V2, le label du milliardaire britannique Richard Branson, le groupe connaît déjà un joli succès d’estime. La sortie l’année suivante de leur deuxième LP, The Sophtware Slump, va propulser les Californiens sous une lumière qui ne fera pourtant que rendre évident pour un public plus large le génie de Jason Lytle, sans jamais érafler les joyaux qu’il polit de façon méticuleuse et presque obsessionnelle. Car l’homme à tout faire de Grandaddy est un individu tourmenté qui a, heureusement pour nous, trouvé dans la musique une façon de ne pas céder à une vision du monde que l’on devine particulièrement sombre. Derrière ce cliché collant à de nombreux artistes se livre cependant un auteur-compositeur qui parvient, l’air de ne pas y toucher, à susciter des émotions que l’on avait trop facilement décidé d’enterrer, de peur qu’elles nous fassent beaucoup plus de mal que de bien.
 
On entre dans cet album de façon inconsciente et confortable grâce… à ses imperfections supposées, qui le rendent de fait plus abordable. Grandaddy semble fuir à tout prix une progression linéaire au sein de ses morceaux, n’hésitant pas à jouer sur des faux départs, des recommencements et des changements de cap radicaux. La richesse des arrangements qui marque The Sophtware Slump n’est en aucun cas de la poudre aux yeux. Chaque accord de guitare, chaque note de piano, chaque nappe de clavier participe à sa mesure à des mini-symphonies pop qui peuvent sembler dans un premier temps dysfonctionnelles, avant que leur justesse et leur sincérité ne finissent pas les rendre totalement addictives. Placer un titre aussi ambitieux que fragile comme He’s Simple, He’s Dumb, He’s the Pilot en ouverture de l’album montre à quel point Grandaddy ne craint à aucun moment de se mettre à nu devant nous. Pas question cependant d’un exhibitionnisme racoleur, les hésitations apparentes de ce morceau rentrent en fait dans le cadre d’une démarche foncièrement réaliste, illustrant le désarroi quotidien de l’homme face à un monde dont la technologie le dépasse autant qu’elle le sert. Un thème que l’on retrouve d’ailleurs, plus ou moins clairement exprimé, tout au long du disque.
 
Le récit poignant de la mort de Jed the Humanoid, robot fabriqué à l’image de son créateur, capable des mêmes gestes mais victime des mêmes vices, illustre la vanité d’un progrès qui ne crée finalement que de la tristesse et de la frustration (« Jed had found booze and drank every drop, he fizzled and popped, he rattled and knocked, and finally he just stopped »). Il ne s’agit pourtant pas de réduire The Sophtware Slump à sa mélancolie, même si les textes en sont empreints de la première à la dernière minute. Les moments plus lumineux y ont aussi leur place. C’est cette bipolarité qui donne tout son intérêt au disque, lui apportant suffisamment de contraste pour exprimer à la fois pessimisme et optimisme, abattement et combativité. Les mélodies à la (fausse) simplicité entraînante de Hewlett’s Daughter, The Crystal Lake ou Chartsengrafs tranchent avec le minimalisme bouleversant d’Underneath the Weeping Willow et le lyrisme inquiétant de Jed’s Other Poem (Beautiful Ground). L’énergie se met au service de l’expérimentation sur Broken Household Appliance National Forest et ses passages aux tendances bruitistes, alors que le besoin d’évasion présent chez chacun d’entre nous prend corps dans Miner at the Dial-A-View, évocateur des regrets inhérents à toute décision. Pied de nez ou sincère profession de foi ? Grandaddy conclut l’album avec And You’ll Aim Toward the Sky, dont l’espérance qui se dégage (« And you'll rise high today, fly away, far away, far from pain ») se voit finalement nuancée d’un « good luck » impersonnel et très certainement ironique.

S’il n’a pas la réputation d’OK Computer (Radiohead) ou de Yankee Hotel Foxtrot (Wilco), The Sophtware Slump fait pourtant figure d’album total, cristallisant les peurs et interrogations inhérentes à l’entrée dans le 21ème siècle. Près de vingt ans après sa sortie, il reste d’une beauté, d’une pertinence et d’une richesse absolues.