Si Big Sur n'est pas le plus connu des romans de Kerouac, c'est peut-être, entre tous ses rêves d'évasion et de découvertes, le plus autobiographique, le plus révélateur des tourments d'un homme qu'on a trop souvent assimilé à une certaine idée confuse de la liberté. Pas étonnant, de fait, que le documentaire qui vient de paraître en DVD porte le nom de cet ouvrage plutôt qu'un autre. Pour la bande originale, cependant, réunir deux songwriters qui ne se connaissaient pas, pour rendre hommage à l'écrivain, relevait de la gageure.

Si, dans le milieu indie, Ben Gibbard est bien connu pour ses mélodies mélancoliques et sa voix frêle, Jay Farrar est plus discret, vétéran peu connu de la scène country alternative aux Etats-Unis. Sacré challenge, donc, pour deux hommes se retrouvant face à face, sans matériel duquel partir, avec une équipe autour d'eux, trépignant d'entendre ce que peut inspirer l'oeuvre de Kerouac.
Depuis l'été 2007 (date de leur première rencontre), les deux hommes ont appris à se connaître, ont voyagé ensemble sur les traces de l'écrivain et en sont venus à partager les mêmes scènes pour affiner leurs morceaux. Et, durant la longue phase de composition, ont obéi à une seule ligne de conduite: la prose de Big Sur; le meilleur moyen de restituer l'esprit de Kerouac étant de puiser ses mots à la racine et de se laisser porter par leur musicalité. Gibbard et Farrar se sont donc partagés les tâches d'écriture, chacun apportant son songwriting et participant à tour de rôle à l'enregistrement des instruments.

Avant tout, il s'agit de rendre à l'oreille ce goût du voyage cher à Kerouac, cette nervosité inhérente au personnage avide de découvertes. L'écriture de l'auteur des Clochards Célestes est hachée, dépasse les frontières des états, du langage. La musique du duo opte, elle, pour un périple beaucoup plus tranquille. Il y a, certes, dans ces morceaux, une certaine idée de l'Amérique, celle des grands espaces, de la route et du rail qui offre une sensation de liberté que ne renierait pas un Bob Dylan; cependant, le résultat ressemble plus à un tour organisé, un passage obligé dans lequel fond, petit à petit, le plaisir de la découverte. Les touches americana sur "Low Life Kingdom" et "City And Sur (Willamine)", par exemple, la voix grave de Farrar participent de cette dynamique, un peu clichesque, d'ancrer absolument les titres dans une tradition US des années 60 sans en apporter l'exaltation appropriée.

A l'inverse, la voix naïve de Gibbard, son jeu folk fin, prend les traits d'un jeune Kerouac, hésitant mais grisé par l'aventure qui s'offre à lui; on aurait juste aimé qu'il apporte le grain de folie, l'impatience musicale qui fait la qualité des livres de l'écrivain. On se prend même à imaginer le résultat si Patti Smith ou Tom Waits avaient décidé de participer à la bande originale, en plus de déjà apparaître dans le documentaire. Et si One Fast Move or I'm Gone n'est pas, en soi, un mauvais album - en témoignent les textes très bien choisis ou le très bon morceau-titre (composé entièrement par Ben Gibbard) - il lui manque un souffle improvisé, indispensable pour retranscrire la vie de bohème de Kerouac. On se rabattra alors plutôt, peut-être, sur le documentaire et les témoignages des contemporains du digne représentant de la beat generation.